En dépit des réticences de parents d’élèves, les établissements « imam hatip », chargés de former prédicateurs et imams, se développent sous l’impulsion du pouvoir islamo-conservateur.
Parents d’élèves, enseignants, habitants du quartier, ilsont tout essayé, de la veillée quotidienne aux pétitions, des manifestations aux actions en justice, qu’ils ont même gagnées. Rien n’y a fait. Le collège public Ismail Tarman, situé sur la rive européenne d’Istanbul, a été progressivement transformé en institution religieuse, une de ces écoles destinées à former prédicateurs et imams appelées en Turquie « imam hatip » et dont l’essor, porté par le gouvernement islamo-conservateur d’Ankara, ne cesse de s’affirmer dans tout le pays. Lundi 19 février, une quinzaine de contestataires se sont à nouveau regroupés, tôt le matin, devant l’entrée de l’établissement avec une banderole à peine jaunie par le temps et sur laquelle est écrit « Nous voulons notre école ! ».
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Cela fait plus de sept ans qu’ils sont en lutte. Sept ans, depuis qu’une poignée de familles a appris, un jour de printemps 2016, que le ministère de l’éducation à Ankara avait décidé de changer la vocation de cet établissement plutôt bien coté et apprécié pour son bon niveau. Très vite, ils découvriront que trois autres écoles situées à proximité, dans cet arrondissement de Besiktas, réputé laïque et ouvert sur le monde, se trouvent dans la même situation.
Plus de 950 familles sur les 1 140 élèves que compte Ismail Tarman se sont alors mobilisées. Des habitants du quartier, même sans enfants, ont rejoint le mouvement. « Cela a légèrement freiné les ambitions des autorités, elles ont mis un an avant de changer de directeur et ont introduit la non-mixité des classes et les cours religieux d’abord à partir de la 6e, avant de les installer progressivement, année après année, dans les classes supérieures », explique Bengü Dogan, mère d’un adolescent du collège et engagée de la première heure au sein du collectif.
« Génération pieuse »
Aujourd’hui, moins de 500 élèves fréquentent l’établissement. Certaines salles sont vides, des activités ont été supprimées. La plupart des élèves d’Ismail Tarman se sont retrouvés dans des établissements publics plus éloignés, dans des classes surchargées, ou, pour les plus fortunés, dans des lycées privés.
« Nous avons été obligés de trouver des collèges ailleurs, tous avec des classes de plus de 40 élèves, se souvient Ferah Cobanoglu, présente chaque semaine devant l’ancien établissement de sa fille. Je n’ai rien contre le principe des imam hatip, mais tout le monde sait que ce modèle fait baisser le niveau général, puisqu’il supprime des cours de sciences et de lettres au profit de l’apprentissage du Coran et de la vie de Mahomet. L’écrasante majorité des parents refusent d’y inscrire leurs enfants. »
Par deux fois, en 2018 et en 2019, un tribunal administratif d’Istanbul donnera raison au collectif d’Ismail Tarman, ordonnant aux responsables de l’établissement de rétablir son statut d’origine. Ces décisions ne seront jamais appliquées. Lorsque, en 2020, une délégation se rend au ministère de l’éducation à Ankara pour demander la mise en conformité de l’école avec les jugements rendus, un haut fonctionnaire décroche son téléphone pour exiger du responsable du lycée qu’ils soient effectivement appliqués. Le jour même, dans le bus du retour à Istanbul, les parents d’élèves apprendront que l’auteur du coup de fil a été démis de ses fonctions.
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Le cas Ismail Tarman donne la mesure de l’obstination du pouvoir islamo-conservateur turc à « favoriser l’émergence d’une génération pieuse », selon la formule employée, depuis plus d’une dizaine d’années, par son dirigeant, Recep Tayyip Erdogan, lui-même ancien élève d’une école imam hatip. Tout au long du siècle passé, ces établissements ont été une source de tensions et de conflits entre les tenants des règles de la laïcité instaurées en 1923, à l’avènement de la République, et les cercles et formations religieuses de l’islam politique. Dans les années 1930 et 1940, la religion était dispensée dans des cours coraniques.
En 1949, dans un pays alors dominé par le parti kémaliste,seules 50 personnes étaient diplômées des cours d’imam hatip qui venaient d’être autorisés. Le nombre de lycées appliquant ce cursus parallèle à l’enseignement laïque va grimper tout au long des décennies suivantes. Contrairement aux écoles coraniques, les matières généralistes y sont également enseignées, permettant aux élèves, à partir des années 1980, d’accéder après concours à des filières autres que théologiques.
Qualité dégradée
Officiellement, cette lente et progressive révolution de l’enseignement en Turquie correspond à une « demande » de la population. Les gouvernements, plus ou moins conservateurs, ont permis les ouvertures et facilité des passerelles entre les cursus. Jusqu’à la vertigineuse et brutale accélération de ces dernières années. En 2002, date de l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation de Recep Tayyip Erdogan, le pays comptait 450 imam hatip. Le ministère en recense désormais 5 147, collèges et lycées compris, soit onze fois plus.
« C’est une pression générale et qui ne fait que s’amplifier », souligne Arzu Becerik, l’avocate des parents d’élèves d’Ismail Tarman. Cette dernière rappelle que la véritable bascule a eu lieu en 2012, avec la grande réforme scolaire de l’AKP, qui réorganise les cycles d’études et les types de formation. C’est cette année-là que Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, lança une série de plaidoyers en faveur des imam hatip, vantant leurs bienfaits pour le système éducatif. « Après le coup d’Etat raté de 2016 et l’alliance au sommet de l’Etat avec l’extrême droite nationaliste qui s’ensuivit, les choses sont allées encore plus vite, précise-t-elle. Ils auraient même été beaucoup plus vite s’il n’y avait pas autant de familles mobilisées. »
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Face à ces résistances, le pouvoir a utilisé d’autres outils pour mener à bien ses réformes. Des conseillers « spirituels » ont été nommés dans tous les établissements scolaires. L’affectation des directeurs et des proviseurs est désormais validée par des entretiens individuels organisés par le ministère. A plusieurs reprises, Yusuf Tekin, spécialiste de longue date au sein de l’AKP de ces questions et actuel ministre de l’éducation, a tenté d’introduire l’idée d’une séparation des sexes dans les établissements publics. « Des écoles pourraient être ouvertes pour les filles », a-t-il lancé encore récemment.
En avril 2023, un protocole signé entre l’éducation nationale et le Diyanet, l’organisme public chargé d’encadrer le culte, a permis de fixer les grandes lignes d’un projet appelé Çedes, destiné à former les collégiens et les lycéens, notamment « aux valeurs nationales et spirituelles, aux valeurs morales et humaines ». Une façon d’entrouvrir encore un peu plus la porte des établissements publics aux imams et aux prédicateurs.
« Certes, et il faut le rappeler, les cours de religion obligatoires ont été introduits par les militaires, après le coup d’Etat de 1980, précise Feray Aydogan, enseignante et membre du syndicat Egitim Sen. Mais cet enseignement est devenu nettement plus important depuis la réforme de 2012. Les autorités ont réussi à installer leurs cadres dans les écoles publiques. Le profil des enseignants a lui aussi changé. Et les cours optionnels hebdomadaires mis à disposition des élèves ont fini par être en majorité des cours de religion, surtout dans les établissements éloignés et les moins dotés en ressources pédagogiques. »
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Une observation partagée par Mustafa Sen, sociologue, professeur à l’université ODTÜ, à Ankara. « Les références religieuses ne sont plus circonscrites aux cours de religion ; le contenu des cours est de plus en plus empreint de religion, voire d’une lecture fondamentaliste. Cette avancée se fait sans remise en cause frontale du principe de laïcité, mais la qualité de l’enseignement dans l’ensemble des disciplines s’est dégradée », poursuit-il.
En décembre 2023, le ministère de l’éducation a envoyé une lettre aux établissements privés, leur annonçant l’interdiction des célébrations de Noël, de Pâques et de Halloween. « Des activités contraires aux valeurs nationales et culturelles », indique l’amendement. Peu auparavant, plusieurs médias avaient évoqué des « plaintes de parents » contre de telles célébrations.
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Nicolas Bourcier(Istanbul, correspondant) et Angèle Pierre(Ankara, correspondance)