Marc Pierini, ancien ambassadeur de l’UE notamment en Turquie (2006-2011) et Syrie (1998-2002), propose une analyse de la situation de la Turquie à trois mois et demi des élections présidentielles et législatives. Le pays a connu ces dernières années une profonde transformation, que la réélection de Recep Tayyip Erdogan pourrait pérenniser. La Croix du 1er février 2023.
À l’approche des élections présidentielles et législatives du 14 mai en Turquie, la fièvre monte, l’État de droit recule, et l’influence russe s’accroît. À y regarder de loin, on pourrait n’y voir que l’habituelle tonicité du discours politique destiné à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur. À scruter de plus près, la profonde transformation politique de l’État turc depuis quelques années pourrait être pérennisée en cas de victoire du président sortant, ou hypothétiquement modifiée en cas de victoire de l’opposition.
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Il est peu de dire que le président Recep Tayyip Erdogan a la ferme intention de conserver le pouvoir pour les cinq ans qui viennent. À ceci près que les sondages ne lui sont pas favorables. C’est pourquoi il déploie des outils électoraux taillés sur mesure.
Les « menaces » venues de l’étranger
Un changement de la loi électorale, en vigueur le 6 avril prochain, devrait permettre de maintenir le parti nationaliste MHP, allié de l’AKP, au Parlement ; une loi sur la désinformation assurera le contrôle des médias sociaux ; des actions en justice contre le parti d’origine kurde HDP ou contre des personnalités de l’opposition (en particulier le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu) permettent de handicaper les opposants les plus sérieux et peut-être les éliminer ; des mesures économiques sont annoncées en vagues successives en faveur de catégories supposées influençables (hausse du salaire minimum, mécanisme de prêts hypothécaires à bas coût, annulation des amendes et contraventions) ; et, dans la rubrique nationaliste, une série de diatribes est lancée à l’encontre de partenaires sélectionnés (Chypre, France, Grèce, États-Unis, Suède) dans l’espoir de rallier l’électorat autour d’un leader déterminé face aux « menaces » venues de l’étranger.
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Chemin faisant, c’est bien l’État de droit qui recule, au point que les prochaines élections risquent fort de n’être ni équitables, ni compétitives. En presque vingt ans de pouvoir comme premier ministre (2003-2014) puis élu deux fois président en 2014 et 2018, Recep Tayyip Erdogan a toujours prévalu, sauf dans les élections municipales de mars 2019, où son parti a perdu les neuf principales métropoles de Turquie, y compris Istanbul, malgré l’imposition d’un second vote au résultat humiliant.
Un bilan contesté
Vu de l’étranger, le bilan du leadership turc apparaît comme largement contesté : la politique économique triomphante de la première décennie de l’AKP est en faillite, l’inflation galope, et les mesures annoncées ne sont pas tenables ; la jeunesse n’a pas suivi le projet d’une « génération pieuse » ; les principaux partis d’opposition se sont coalisés autour d’une « Table des six » (qui s’apprête à proposer dans les jours qui viennent un programme commun et un candidat unique) ; et les diverses initiatives de politique étrangère sont restées sans suite (frontières maritimes, Libye) ou ont donné lieu à des demi-tours spectaculaires (dialogue avec Damas, réconciliation à bas bruit avec les Émirats arabes unis et Israël, efforts de réconciliation avec l’Égypte). Le seul succès notoire est le développement de l’industrie de défense, désormais plus autonome, voire en avance sur l’Europe pour les drones armés de moyenne altitude et bientôt de haute altitude.
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D’un point de vue européen, la transformation la plus spectaculaire de la posture extérieure de la Turquie réside dans la forte relation nouée avec la Russie depuis l’été 2016. Au sortir de la tentative de coup d’État, un dialogue s’est enclenché dès août 2016 sur la défense antimissiles pour aboutir en juillet 2019 à la livraison de missiles S400 accompagnés de personnel russe.
Plus que la protection prétendument acquise par Ankara, c’est la reconfiguration sécuritaire qui constitue un gain stratégique majeur pour Moscou (à savoir le « gel » de la frontière sud de la Russie grâce à l’éviction de missiles de l’Otan de la Turquie et à la clôture de l’accord avec les États-Unis sur la livraison, assortie d’un partenariat industriel, de 120 chasseurs furtifs F-35).
Moscou pousse Ankara vers Damas
S’y ajoutent le développement spectaculaire des échanges commerciaux et financiers avec la Russie, les livraisons pérennes de gaz russe, l’accroissement des livraisons de pétrole russe et leur réexportation après transformation en Turquie en produits raffinés non sanctionnés, la construction de la centrale électrique nucléaire d’Akkuyu, ainsi que les tentatives de facilitation d’un dialogue avec l’Ukraine.
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Qui plus est, Moscou vient de pousser Ankara vers un processus de rapprochement avec Damas, ce qui constitue un renversement complet de position de la part d’Erdogan, qui veut faire oublier l’impasse de ses interventions militaires dans le Nord-Est syrien mais aussi dépasser son opposition sur ce sujet.
Rien de tout cela n’est favorable à l’Europe et à l’Occident, qui en cas de victoire d’Erdogan devraient internaliser la tension accrue qui s’installera de manière durable. Si toutefois l’opposition arrivait au pouvoir en mai, il resterait à déterminer quel dialogue une Turquie revenue vers la démocratie voudrait engager avec l’Union européenne et les États-Unis. Dans les deux cas, il s’agira d’une nouvelle donne.
La Croix, le 1er février 2023.