En Turquie, l’essor spectaculaire du secteur de l’armement/Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Le Monde, le 9 mars 2025

Sous l’impulsion d’Erdogan, la dépendance de l’armée turque au matériel étranger est tombée de 70 % à 30 %. L’industrie de la défense turque compte aujourd’hui 2 000 entreprises, emploie 100 000 salariés et exporte ses produits dans près de 170 pays.

L’usine Baykar d’Istanbul, en Turquie, ressemble à un campus universitaire entouré de hauts murs et de barbelés. Les bâtiments ultramodernes sont flanqués de vastes halls en verre et en béton, où circulent, par petits groupes, des jeunes portant de banales tenues de ville. D’après les responsables des lieux, la moyenne d’âge des 4 000 employés y est de 29 ans. Mais le côté décontracté s’arrête là : pas de prises de vue ni d’interviews. Ici, à Basaksehir, dans ce quartier lointain de la rive européenne de la mégapole du Bosphore, siège le fleuron de l’industrie turque, l’une des meilleures entreprises d’armement du pays.

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C’est là, loin des sentiers battus et au milieu d’une nappe urbaine en pleine construction, que sont assemblés et testés les célèbres drones Bayraktar (« le porteur de drapeau », en turc) utilisés par l’armée ukrainienne contre les Russes. Des drones tactiques et de combat sans pilote, utilisés également contre les unités arméniennes lors du conflit du Haut-Karabakh, en Libye face aux troupes du maréchal Khalifa Haftar ou encore au Burkina Faso et au Mali, au Maroc et en Ethiopie. Ils sont une trentaine de pays à être ainsi devenus utilisateurs du modèle phare TB2. Chaque fois, semble-t-il, avec succès. Les Ukrainiens lui ont même consacré une chanson pour le célébrer.

Il est loin le temps où l’entreprise livrait ses premiers engins en catimini, au mitan des années 2010, à l’armée turque pour surveiller et bombarder les positions des combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan dans l’est du pays et dans le nord de l’Irak. Dirigé par Haluk Bayraktar et son plus jeune frère Selçuk, chargé de la direction technique, ancien du Massachusetts Institute of Technology et gendre du président turc, Recep Tayyip Erdogan, depuis 2016, Baykar est devenu la figure de proue du « hard power » turc, changeant non seulement la nature des conflits, mais permettant aussi la montée en puissance du pays sur la scène mondiale.

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De fait, l’essor de l’industrie de l’armement turc s’est accéléré de façon exponentielle en quelques années à peine : des drones aux avions de combat, en passant par les navires de guerre, les canons antiaériens et les robots tueurs, il n’y a pratiquement plus de domaine dans la défense qui ne soit pas fabriqué dans le pays et exporté dans des proportions croissantes. D’après l’indice Global Firepower, qui classe 145 pays en fonction de leur puissance militaire, la Turquie arrive désormais à la 9e place, certes encore loin derrière les Etats-Unis, la Russie, la Chine ou la France (7e), mais devant l’Italie (10e), le Pakistan (12e), l’Allemagne (14e) et Israël (15e).

« Made in Türkiye »

Selon la revue spécialisée allemande Militär Aktuell, la raison de cette poussée est due aux investissements massifs effectués dans les différents domaines militaires depuis des décennies. Ce développement de l’industrie de défense nationale a véritablement commencé après 1974, lorsque les Etats-Unis ont réagi à l’intervention militaire turque à Chypre en décrétant un embargo sur les armes. Mais c’est sous M. Erdogan qu’il s’est accéléré, avant d’être littéralement porté par les succès des drones de Baykar.

Afin de réduire la dépendance à l’égard des fournisseurs militaires étrangers, les gouvernements successifs de M. Erdogan ont ainsi consacré 60 milliards de dollars (55,5 milliards d’euros) par an contre 5 milliards, en 2002, lors de l’arrivée de sa formation politique, le Parti de la justice et du développement, au pouvoir. A cette date, le chiffre d’affaires de l’industrie privée de la défense était de 1 milliard de dollars. Il était à plus de 11 milliards de dollars en 2022.

Plusieurs groupes se sont construits et consolidés autour d’un « made in Türkiye » de plus en plus présent dans les salons et foires spécialisés du monde entier. Le secteur en Turquie compte aujourd’hui 2 000 entreprises, emploie 100 000 salariés et exporte ses produits dans près de 170 pays. Pour l’armée turque, la deuxième plus importante de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), la dépendance des fournisseurs étrangers, qui s’élevait autrefois à 70 % de ses besoins, a été ramenée à 30 %.

Une politique de coûts réduits dans la durée a aussi joué par rapport à la concurrence : pour prendre l’exemple du TB2, une flotte de six drones et l’équipement au sol nécessaire pour les faire fonctionner reviennent à quelques dizaines de millions d’euros contre des centaines de millions pour le MQ-9 Reaper, fabriqué aux Etats-Unis.

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Dans un pays où le secteur de l’armement est moins stigmatisé que dans la plupart des nations occidentales, celui-ci est plutôt considéré comme un employeur très compétitif. Parmi les entreprises spécialisées dans le domaine, il y a Aselsan et ses 10 000 salariés, le plus grand groupe d’électronique de défense en Turquie avec ses radars et ses systèmes de défense aériens. La société Roketsan aussi et ses missiles Khan, sa torpille à longue portée Akya et sa bombe MAM-T de 95 kilogrammes à guidage de précision, prisée par les drones et les avions de combat légers. Le groupe STM, dirigé par un civil et un militaire, est actif, lui, dans les domaines tels que les plateformes navales aux minidrones tactiques, la cybersécurité ou les technologies satellitaires. Début 2024, ses ingénieurs ont commencé des tests d’un missile balistique air-terre.

Un pied en Europe de l’Ouest

Au cours des années, les ventes se sont accélérées, tout en s’élargissant sur le plan géographique. Les principaux clients des produits militaires turcs se situaient au départ dans la région et dans un voisinage plus large, au Proche-Orient et aussi en Afrique. Aujourd’hui, des pays d’Europe de l’Est membres de l’OTAN comme la Pologne, la Roumanie et la Croatie ont également passé des commandes de drones turcs. En Ukraine, Baykar construit même sa propre usine de production. Celle-ci devrait être opérationnelle, selon ses dirigeants, à l’été 2025.

Mais l’industrie de l’armement turque prend désormais aussi pied en Europe de l’Ouest, comme l’a rappelé le quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung. En décembre 2024, la marine portugaise a ainsi commandé deux navires de ravitaillement au groupe STM. Deux jours plus tard, le 21 décembre 2024, l’ambassadrice de Turquie à Madrid, Nüket Küçükel Ezberci, a signé un protocole d’accord avec le ministère de la défense espagnol pour la production de 24 avions d’entraînement Hürjet. Cette vente d’avions militaires à un membre de l’Union européenne est une première pour la Turquie. Certes, Madrid et Ankara coopèrent depuis longtemps dans le domaine de la défense. Mais, jusqu’à présent, les rôles étaient inversés : c’est d’un chantier naval espagnol qu’est sorti le navire amiral de la marine turque.

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A la fin de ce même mois de décembre 2024, le ministère de l’industrie italien a annoncé que Baykar rachetait Piaggio Aerospace. Cette entreprise traditionnelle, fondée à Gênes en 1884, fabrique des petits avions, des drones de surveillance et des moteurs. Pour certains commentateurs turcs, cette acquisition permet non seulement un transfert de technologie entre les deux parties, mais il ouvre également la possibilité d’un retour par la petite porte d’Ankara au programme du F-35, l’avion de combat américain de dernière génération.

Washington avait exclu, en 2019, la Turquie du programme de fabrication et d’achat de ses avions, après l’acquisition par le gouvernement d’Erdogan du système de défense antiaérienne russe S-400, conçus pour détecter les aéronefs de l’OTAN. Piaggio Aerospace fait partie du consortium fournisseur de pièces pour les moteurs du chasseur américain de l’Alliance atlantique.

« La Turquie est l’une des rares nations à être préparées »

Preuve d’une accélération de tendance, Baykar a annoncé la signature, jeudi 6 mars, d’un accord de partenariat avec l’italien Leonardo, l’une des plus grandes entreprises de défense au monde. Selon les termes de l’accord, les deux entreprises collaboreront à la production de drones de combat en Italie. Ce rapprochement s’étendra également au domaine des technologies spatiales. Dans un communiqué, le groupe turc précise que « le marché européen pour les dix prochaines années, couvrant les chasseurs sans pilote, les drones de surveillance armés et les drones de frappe en profondeur, devrait atteindre 100 milliards de dollars ». Une précision utile en ces temps de réveil stratégique de l’Europe.

Peu après le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, en 2022, une étude du cabinet de conseil Kearney avait calculé que si tous les membres de l’OTAN augmentaient leurs dépenses de défense à 2 % de leur produit intérieur brut (PIB), cela entraînerait une demande supplémentaire de 65 milliards d’euros dans le secteur. Et le rapport de conclure : « La Turquie est l’une des rares nations à être préparées à une telle augmentation de la demande grâce à ses projets de recherche et développement de longue date. »

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Depuis, une majorité des membres de l’Alliance (23 sur 32) ont atteint cet objectif en 2024. Avec l’installation, mi-janvier, de Donald Trump à la Maison Blanche et ses corollaires, les dirigeants de l’OTAN viennent d’inciter les pays membres à augmenter leur budget de défense au-delà de 3 % du PIB. Un vent de bon augure pour Ankara.

Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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