A l’horizon, des tours d’immeubles clignotantes à perte de vue. Un canapé perforé, quelques dessins d’enfants au mur, une terrasse jonchée de tessons de bouteilles, de yaourts et d’autres aliments, tant elle sert de frigo de fortune en cette période hivernale. Nous sommes à Esenyurt, quartier des marges stambouliotes, où convergent de nombreux réfugiés syriens, mais aussi des immigrés iraniens, irakiens ou subsahariens. Cela fait près de deux ans que Khidr, un Syrien de 34 ans, vit claquemuré ou presque dans ce décor spartiate. «Je ne sors que pour faire les courses en bas de l’immeuble», lâche-t-il.
Le 25 décembre 2023, Killian Cogan, Libération.
Cet ancien journaliste originaire de la ville côtière de Tartous vit en Turquie depuis dix ans déjà. Mais à cause d’un manquement administratif survenu quelques mois après son arrivée dans le pays, il se voit depuis refuser systématiquement ses demandes de titre de séjour et d’obtention du statut de «protection temporaire» octroyé par le gouvernement turc aux réfugiés syriens de la guerre civile, commencée en 2011. Près de 3,2 millions d’entre eux en disposent encore, mais pas Khidr. «Sans papiers, si je me fais contrôler par la police, c’est l’arrestation et l’expulsion immédiate vers le nord de la Syrie qui m’attendent, soupire-t-il, le visage cabossé par les tribulations de l’exil. Et comme j’ai un prénom alaouite, les milices là-bas me considéreront comme un soutien de Bachar al-Assad et me tueront.»
Depuis au moins 2017, le gouvernement turc se livre à des expulsions de Syriens vers le nord-est du pays, contrôlé par les milices jihadistes sous sa coupe. «Tout problème, incident mineur ou délit impliquant l’intervention de la police, y compris les tentatives de franchir les frontières grecque ou bulgare, ou de voyager entre les provinces du pays où sont enregistrées les cartes de réfugiés, peut conduire à une expulsion», pointe Samer Aldeyaei, le président de l’Association des avocats syriens libres, établie dans la ville de Gaziantep, dans le sud de la Turquie.
Tortures
Avec la montée, ces dernières années, du ressentiment antisyrien au sein de l’opinion publique turque, et dans un contexte de normalisation avec le régime de Bachar al-Assad, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a intensifié ces expulsions. En mai 2022, le président turc a promis à sa population d’assurer le «retour volontaire» d’un million de réfugiés syriens dans les zones contrôlées par les supplétifs d’Ankara et d’y construire des logements à cette fin. «Dans la foulée de cette déclaration, les autorités turques ont d’abord expulsé plus de 5 000 Syriens en moyenne tous les mois, avance Samer Aldeyaei. Et, depuis la réélection d’Erdogan [à l’issue de l’élection présidentielle de mai 2023, ndlr], ces chiffres oscillent désormais entre 8 000 et 12 000 expulsions mensuelles.»
Présentés par Ankara comme «volontaires», ces retours sont en réalité contraints. Une fois arrêtés par la police, les Syriens sont conduits dans des centres de rétention aux conditions effroyables, où on leur soumet deux possibilités : celle de signer un document de «retour volontaire» entraînant leur expulsion, ou poursuivre leur détention pour une durée indéterminée.
«Les gardes de ces camps vous passent à tabac jusqu’à ce que vous signiez ces documents de “retour volontaire”, ils vous torturent même», témoigne Ahmad (1), un Syrien de 24 ans qui a été appréhendé par la police turque et conduit au centre de rétention de Tuzla, dans la banlieue ouest d’Istanbul, à l’automne 2022. Quelques jours plus tôt, il avait tenté de franchir la frontière turco-bulgare. Peu de temps après son arrestation, et sans même signer un quelconque document, dit-il, ce Syrien originaire de la campagne alépine a été expulsé de force de l’autre côté du poste-frontière de Bab al-Hawa. En octobre, il a toutefois réussi à retraverser la frontière turque et vit depuis cloîtré chez un proche dans la ville d’Urfa.
«Si on m’expulse, c’en est !ni pour moi»
A travers le pays, les contrôles de police se sont durcis et les expulsions ont pris une telle ampleur que, depuis août, trois Marocains, une Algérienne et un Palestinien de Gaza se sont retrouvés pris dans les filets des rafles de Syriens, et ont été expulsés vers le nord de la Syrie après un passage en camp de rétention. De surcroît, parmi les réfugiés syriens établis légalement en Turquie depuis de nombreuses années, beaucoup se voient désormais refuser, de manière arbitraire, leur demande de renouvellement de titres de séjour ou de «protection temporaire». Il arrive aussi que ces documents soient suspendus en cours de validité. Plongés dans la clandestinité, les réfugiés syriens sont alors soumis au risque d’expulsion.
A l’instar de Tarek Sobeh, un journaliste installé en Turquie depuis 2014 et qui bénéficiait, jusqu’en mai 2021, de la «protection temporaire». Sommé de se rendre à un bureau d’immigration à Istanbul, il voit un agent local lui couper sa «carte de réfugié» à l’aide de ciseaux sans lui fournir d’explications. «Il m’a juste dit qu’il était temps de partir», explique le quinquagénaire syrien. Dès lors, il ne sort de chez lui que pour se rendre au travail et limite le plus possible ses déplacements pour tenter d’échapper aux contrôles de police. «Je n’emprunte que des rues étroites et parallèles», confie le journaliste.
En 2015, alors qu’il dirigeait un journal dissident, il a reçu des menaces de la part du Front al-Nosra – un groupe jihadiste dont l’émanation actuelle règne en maître dans le nord-est de la Syrie – après avoir exprimé sa solidarité à l’égard des victimes de l’attaque contre Charlie Hebdo. «Ces milices n’oublient rien. Si on m’expulse, c’en est fini pour moi», assure Tarek Sobeh. Qui conclut : «Ces temps-ci, avant de partir au travail le matin, je regarde mes enfants et je me dis que ça sera peut-être la dernière fois que je les verrai.»