« A quelques mois des élections présidentielle et législatives prévues le 14 mai, le président Recep Tayyip Erdogan a pour ambition de renvoyer chez eux un million de migrants syriens et de se réconcilier avec le régime de Damas » dit Nicolas Bourcier dans Le Monde du 18 janvier 2023.
Youssef tient une petite échoppe de bois et de plastique où il vend ses sandwichs à l’œuf, oignon et frites froides au premier venu. Il est installé ici, au bout de la longue route plate et droite reliant Gaziantep à la Syrie, depuis près de dix ans déjà. La trentaine bien engagée, il ne parle que quelques mots de turc mais se montre heureux d’être de ce côté de la frontière. La guerre, la répression systématique du régime de Bachar Al-Assad l’ont poussé à franchir la ligne de front de 900 kilomètres qui sépare la Turquie de la Syrie.
Aujourd’hui, il ne peut plus bouger de sa petite ville frontalière de Kilis, assigné, comme tous les réfugiés syriens, à sa commune de résidence. Il fait mine de ne pas s’en plaindre. Il dit juste être bien résolu à ne pas retourner là-bas, de l’autre côté, avant de détourner fébrilement les yeux et de taquiner son pain.
L’horizon du jeune homme est le poste frontière d’Oncüpinar, « la source pionnière », en turc. Cinq guérites, une poignée de douaniers et des camions chargés à bloc en direction de la Syrie. Près de 200 véhicules et 300 ouvriers turcs traversent ainsi chaque jour ce point de passage – un des sept postes ouverts entre les deux pays. Une file qui illustre parfaitement le rôle croissant joué par Ankara au-delà de sa frontière.
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Depuis l’entrée des chars turcs en Syrie, pour la première fois, il y a six ans, l’opération militaire destinée à repousser les miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), considérées comme une organisation terroriste par Ankara, s’est transformée, au fil du temps et des multiples interventions, en une mission touchant pratiquement toutes les sphères de la sécurité et de la vie quotidienne des quelque deux millions de Syriens installés dans les trois enclaves contrôlées par les forces d’Ankara. On y paie en argent turc, on se soigne dans les hôpitaux turcs, on s’éclaire avec l’électricité turque et les écoliers apprennent le turc en deuxième langue.
Hostilité de plus en plus visible
Depuis six mois, la Turquie n’accueille plus de réfugiés syriens sur son sol. Le gigantesque centre d’Öncüpinar, construit à la hâte en 2012, est vide. Situé en face du stand de Youssef, ce camp de containers de plus de 60 hectares a été entièrement évacué à l’été 2019. Officiellement, les autorités avaient évoqué les coûts élevés de fonctionnement et les perspectives d’intégration des Syriens dans la société turque, en dehors des camps.
Selon Omar Kadkoy, analyste politique à la Fondation pour la recherche sur les politiques économiques de Turquie, la décision avait moins à voir avec une volonté du gouvernement d’élaborer une réelle politique d’intégration qu’avec lacontextualisation d’un retour potentiel des réfugiés en Syrie.
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En mars et en juin 2019, le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan avait, de fait, subi un revers majuscule aux élections municipales, perdant la quasi-totalité des mairies des grandes villes. Nombreux furent alors les membres de la coalition gouvernementale à imputer cet échec à la généreuse politique en matière de réfugiés mise en place par le pouvoir. Le pays accueille près de 3,6 millions de Syriens, les trois quarts bénéficiant d’un statut de protection temporaire, plus que dans n’importe quel autre pays.
Sur fonds de crise économique et monétaire, de tensions aussi dans les quartiers et de mouvements d’hostilités de plus en plus visibles envers les réfugiés, la quasi-totalité des partis politiques turcs durcissent le ton contre les migrants. La coalition d’opposition, dominée par les nationalistes, en fait son miel. En mai 2022, un an avant les élections majeures pour lui et sa formation, M. Erdogan, en baisse dans les sondages, annonce un plan de retour « volontaire » pour au moins un million de Syriens.
Virage diplomatique
Trois mois plus tard, c’est le virage diplomatique à 180 degrés : soutien clé des rebelles cherchant à renverser Assad depuis 2011, le président turc annonce une reprise du dialogue avec le régime de Damas, se disant ouvert à une rencontre avec son homologue syrien. « Même si tout le monde sait qu’il est impossible de rapatrier tous les Syriens, et ce d’autant que Damas ne veut même pas en entendre parler, Erdogan coupe ainsi l’herbe sous le pied de l’opposition en mettant la pression sur les réfugiés », explique Yohanan Benhaïm, spécialiste de la politique étrangère turque et cofondateur de Noria Research, soulignant le regain du chef de l’Etat dans les enquêtes d’opinion.
Le 31 décembre 2022, le président turc annonçait, dans un tweet publié à l’occasion du Nouvel An, que « 538 654 Syriens [étaient] rentrés volontairement en Syrie dans les régions que nous avons sécurisées ». La photo montre une petite colonne de réfugiés de dos, enfants et valises à la main, s’apprêtant à franchir le poste d’Oncüpinar.
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Aujourd’hui, en cette matinée de début janvier, personne n’est passé en ce sens devant la buvette de Youssef, excepté les camions et les ouvriers turcs. Seule une poignée de Syriens passent, à pied et au compte-gouttes, les contrôles dans l’autre sens, avant de monter dans les taxis stationnés au pied du stand. Ils sont près d’un millier, chaque semaine, à entrer ainsi en Turquie par Oncüpinar, bénéficiant d’une autorisation professionnelle ou familiale délivrée par les autorités. La plupart d’entre eux se rendent à Gaziantep, la grande ville de la région avec ses 450 000 réfugiés syriens, d’après les données officielles, 600 000 selon d’autres sources.
Il est presque midi, et personne ne s’attarde. Le 20 novembre 2022, trois roquettes tirées depuis la Syrie ont atterri à l’intérieur du camp vidé de ses réfugiés, blessant six policiers et un militaire turcs. Les autorités ont alors immédiatement accusé les YPG, affiliées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont la ligne de front est pourtant à plus de trente kilomètres. « La preuve que la région n’est pas vraiment sécurisée », lâche un jeune Syrien qui ne dira pas son nom, avant de filer dans un taxi.
« La guerre, la répression, les massacres : rien n’a changé »
Mustafa Karali habite, lui, près de Hosgör, le quartier dit « syrien » de Gaziantep. Bordé par la rue commerçante Inönü, ses enseignes parfois écrites en arabe, sa clinique pour migrants, ses petits drapeaux turcs aussi, apparus ces derniers mois dans les restaurants et boutiques, comme une forme de protection symbolique ou désir d’être accepté, l’atmosphère y est devenue plus pesante. « Bien sûr que tout le monde a peur, affirme-t-il. Nous savons ce qu’est ce régime, il n’y a pas de négociation possible. Personne ne veut retourner chez Assad. »
Lui-même souhaite rentrer un jour en Syrie. « Absolument, mais là ce n’est tout simplement pas possible. La guerre, la répression, les violences, les massacres : rien n’a changé, même des soldats turcs y meurent ! » Mustafa énumère les attaques les plus récentes, comme au marché d’Azaz, non loin de la frontière, ou dans la petite ville de Binnish, près d’Idlib.
Une vidéo sur son téléphone montre un groupe de djihadistes de l’ex-Front Al-Nosra (aujourd’hui Hayat Tahrir Al-Cham) tentant d’empêcher une manifestation pacifique, fin décembre 2022, dans une zone sous contrôle de la Turquie, contre le rapprochement entre Ankara et Damas. « Il y a des groupes radicaux partout », dit-il.
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Jeune photographe, il a monté un centre culturel et d’enseignement des langues pour enfants. Comme tous ici, il a entendu parler des expéditions punitives menées contre des réfugiés à Ankara, en 2021 – plusieurs d’entre eux avaient été blessés, et plusieurs de leurs magasins saccagés. Des expulsions forcées de réfugiés syriens vers la Syrie aussi. Celles-ci se sont multipliées en 2022, jusqu’à plusieurs centaines, selon l’ONG Human Rights Watch. « Les tensions sont fortes et personne ne sait comment toutes ces négociations vont se concrétiser, mais si on me force à rentrer, je penserai, pour la première fois, à aller en Europe. »
Dans son bureau sombre et enfumé, l’avocat Mirhaz Direyi dit s’occuper de près de 150 dossiers de réfugiés syriens menacés d’expulsion. « Crime terroriste, drogue, délit de droit commun, harcèlement ou troubles dans la communauté : les possibilités de poursuites sont nombreuses et peuvent tomber rapidement », indique-t-il, sans s’épancher.
Kurde originaire de Kobané, il a trop pris l’habitude de peser les mots des autres pour ne pas mesurer les siens. Rien qu’à Gaziantep, plus de 100 000 procédures d’expulsions se trouvent aujourd’hui entre les mains de la justice. Avant de prendre congé et de disparaître dans la nuit noire, il fait part de son interrogation : « La guerre est toujours là, comment peut-on y renvoyer des gens ? »
Le Monde, 18 janvier 2023, Nicolas Bourcier, Photo/Gregorio Borgia/AP