En dépit de l’interdiction d’accéder à la place Taksim d’Istanbul, des manifestations ont eu lieu vendredi dans un contexte de régression des droits et d’étouffement de la société civile.
Le Monde, le 9 mars 2024 par Nicolas Bourcier et Angele Pierre
La pluie, le vent, les barrages de police omniprésents : rien n’a semblé pouvoir freiner la détermination des manifestantes venues, vendredi 8 mars au soir, autour de la place Taksim d’Istanbul qui, comme les années précédentes pour la journée des droits des femmes, était interdite d’accès. Elles étaient plusieurs centaines de femmes, peut-être plusieurs milliers, à se serrer le long de l’avenue Siraselviler et des rues adjacentes de ce quartier de Cihangir, situé sur la rive européenne de la mégapole turque.
Elles ont chanté, crié, sifflé et brandi des pancartes pour la défense de leurs droits. Des jeunes pour la plupart, remontées contre le détricotage systématique des acquis des dernières décennies, concrétisé par exemple avec la sortie, en 2021, sous le gouvernement islamo conservateur de Recep Tayyip Erdogan, de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, que le pays avait pourtant été le premier à ratifier en 2011. Les chiffres des féminicides en Turquie ne cessent de croître. Selon la plate-forme We Will Stop Femicides, 71 femmes ont ainsi été tuées depuis le début de l’année, dont sept pour la seule journée du 27 février, un sinistre record.
« Nous sommes plus nombreuses que l’année dernière, sourit Nilay, 22 ans, étudiante à l’université du Bosphore, qui n’a donné que son prénom, comme d’autres personnes interrogées. Je suis ici parce que je veux sentir que je ne suis pas seule. Je n’ai souffert d’aucune violence physique, mais je fais partie de cette minorité, en Turquie, en tant que femme, qui ressent au plus près cette violence systématique émanant de l’Etat. » A ses côtés, Ruzerin, 22 ans, ne dit pas autre chose : « Je manifeste pour voir tous ces gens dans la rue qui œuvrent pour ma sécurité. Je me sens plus forte avec eux. »
« Nous ne nous tairons pas »
Plus loin, derrière une pancarte brandie par plusieurs manifestantes et sur laquelle on peut lire « Si tu as peur de l’obscurité de la nuit, nous mettrons le feu à la ville », Sarya, 23 ans et déjà militante de longue date, semble elle aussi apprécier l’instant : « La place Taksim est un symbole important pour nos luttes. Nous essayerons d’y accéder à nouveau. Nous devons le faire. Le jour où nous y arriverons, cela marquera un recul pour les autorités et cette atmosphère étouffante qu’elles font régner. »
Dans la capitale, à Ankara, au même moment, elles étaient également plusieurs centaines, des jeunes pour la plupart, à se rassembler dans la rue centrale de Sakarya, malgré la pluie et les cordons de policiers. Là aussi, slogans et revendications LGBT, comme à chaque manifestation féministe. Begüm, 22 ans, est étudiante en biologie. Elle participe pour la première fois à une marche de nuit. « Mes parents se sont séparés l’an dernier, dit-elle d’une voix triste. Mon père a menacé ma mère alors qu’il n’avait jamais été un homme violent. Nous avons dû faire appel à un juge pour obtenir un éloignement. »
Peu avant, dans la journée, l’excitation était palpable dans le local de la Fondation de solidarité des femmes, située dans le quartier central de Kizilay. Ilgi Kahraman et ses collègues se sont réunies pour préparer les pancartes de la manifestation. « Nous ne nous tairons pas, nous n’avons pas peur, nous ne vous obéirons pas », peut-on lire sur les cartons de couleur étalés sur la table.
Paillettes sur les paupières, cheveux teints au henné, jupe mauve de la couleur du mouvement féministe, Ilgi Kahraman, 35 ans, est salariée à la fondation. « Pour moi, le féminisme, c’est une stratégie de survie », dit-elle avec un large sourire. La fondation a été créée en 1993 et a fonctionné un temps comme un refuge pour femmes victimes de violences domestiques. Depuis, elle continue d’exister uniquement grâce à des dons. D’un point de vue juridique, le statut des fondations les protège, mais Ilgi précise : « Si une association ne plaît pas au pouvoir, il est plus facile de trouver un prétexte pour la fermer, nous ne sommes à l’abri de rien. »
En une dizaine d’années de militantisme, elle dit être parfois gagnée par le découragement : « Au lendemain des manifestations de Gezi [soulèvements antigouvernementaux de 2013], nous débattions d’amour et de liberté… » Aujourd’hui, le romantisme est bien loin, reconnaît-elle, et c’est surtout sur les violences faites aux femmes que les efforts du mouvement féministe se concentrent.
Mouvement féministe groggy
Les années qui ont suivi la tentative de coup d’Etat de juillet 2016 ont été dévastatrices pour la société civile. Profitant de pouvoirs élargis pendant les deux années de l’état d’urgence, le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan a marginalisé, voire criminalisé, toutes les oppositions. Les emprisonnements, les fermetures d’associations et la radicalisation du discours au plus haut sommet de l’Etat – repris par la presse progouvernementale – ont porté un coup presque fatal aux voix dissidentes.
Comme d’autres luttes, le mouvement féministe, en dehors de ces rares moments de rassemblement, paraît groggy, replié sur lui-même, comme en témoigne la baisse d’activité des organisations de défense de la cause des femmes. « Je pouvais compter trois ou quatre organisations féministes il y a encore quelques années, mais elles n’existent plus, regrette Ilgi Kahraman, qui tient toutefois à ajouter : Si le nombre d’organisations a diminué, le discours féministe s’est, lui, incroyablement bien diffusé. »
« Les violences contre les femmes ont augmenté. L’une des raisons, c’est que les femmes s’expriment aujourd’hui désormais davantage. Dans de très nombreux cas, leur conjoint ou ex-conjoint les tue, car elles osent dire qu’elles veulent se séparer », souligne-t-elle. Lucide, elle conclut : « Les prochaines années s’annoncent difficiles. »