« L’économie turque est entrée dans une nouvelle zone de turbulences. La chute de la livre et la mainmise du pouvoir sur la Banque centrale inquiètent » dit Marie Jégo sur Le Monde.
L’économie turque est entrée dans une nouvelle zone de turbulences. Jeudi 21 octobre, le Groupe d’action financière (GAFI) a ajouté le pays à sa liste des nations à la traîne dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Cette décision risque d’être lourde de conséquences pour une économie, qui peine d’ores et déjà à attirer les investissements étrangers. Figurer sur la liste « grise » signifie que le secteur bancaire du pays en question n’est pas fiable, ce qui expose les investisseurs à un risque de financement illicite.
L’annonce, jeudi 21 octobre, par la Banque centrale (BCT) d’une nouvelle baisse de 200 points de base de son taux directeur, passé de 18 % à 16 %, et le plongeon de la devise turque à des niveaux historiquement bas (elle s’échangeait, vendredi, à 9,61 livres – environ 0,86 euro – pour un dollar, contre 1,86 dix ans plus tôt), n’est pas non plus de nature à rassurer. Depuis le début de l’année, la livre turque a perdu près de 20 % de sa valeur. D’ailleurs, les investissements étrangers directs sont tombés à leur plus bas niveau, 5,7 milliards de dollars (environ 4,8 milliards d’euros) en 2020, contre 19 milliards de dollars en 2007, quand l’économie turque était à son zénith.
Favoriser les exportations
Cette baisse des taux était voulue par le président Recep Tayyip Erdogan, qui, depuis 2018, revendique un contrôle total sur la BCT, foulant aux pieds l’autonomie et la crédibilité de l’institution. Soutenir la croissance grâce au crédit est sa principale priorité. A rebours d’un consensus économique largement partagé, il prétend que des taux bas permettent de juguler l’inflation, laquelle, en Turquie, est l’une des plus élevées au monde, 19,6 % en septembre, soit près de quatre fois plus que l’objectif fixé à moyen terme par la BCT.
La dernière réduction des taux, décidée en septembre, s’était déjà traduite par une chute de plus de 6 % de la devise turque. A la mi-octobre, le président Erdogan, ulcéré par la baisse continuelle de la monnaie – malgré les mesures prises pour tenter de la soutenir – a limogé deux gouverneurs adjoints de la Banque centrale ainsi qu’un responsable du comité monétaire.
Si une monnaie faible est susceptible de favoriser les exportations et donc de profiter aux entrepreneurs conservateurs qui forment le socle du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan, cela a aussi un impact négatif, la Turquie étant très dépendante des matières premières qu’elle importe – gaz, pétrole, charbon.
Gestion peu orthodoxe
« La situation est insoutenable, car la Turquie importe plus qu’elle exporte. L’énergie dont elle a besoin mais aussi des produits intermédiaires. Il ne faut pas oublier sa grande intégration dans les chaînes de production européennes dont elle est dépendante. Elle produit sans parvenir à dégager de valeur ajoutée qui lui soit propre », explique Deniz Ünal, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii).
Les grands patrons se sont émus de cette situation. Tuncay Özilhan, le président du conseil consultatif de la Tüsiad, l’équivalent du Medef, a rappelé que l’indépendance de la banque centrale « devait être incontestable ». Ömer Koç, le grand patron de la holding du même nom, un navire amiral de l’économie turque, a plaidé pour le retour « au programme de réformes fondamentales » des années fastes.
Ces commentaires d’industriels d’ordinaire discrets ont sonné comme une critique, la première du genre, envers le président Erdogan, dont la gestion peu orthodoxe décourage les investisseurs et attise le mécontentement de larges pans de la population. Le PIB par tête est tombé à 8 610 dollars par personne en 2020, contre 12 489 en 2013.
Le Monde, 25 octobre 2021, Marie Jégo