Après la réélection du président Erdogan, le 28 mai, le quotidien turc de gauche “Birgün” s’inquiète de l’avenir et des répercussions du scrutin sur une société polarisée à l’extrême et mise à mal par la crise économique. Par Selçuk Candansayar, Courrier International du 2 mai 2023.
Nous venons de vivre deux semaines très difficiles, la colère et une profonde déception ont succédé à la joie et à l’espoir au lendemain du premier tour, mais nous avons tenu bon, rapidement encaissé le choc et gardé l’espoir, avant d’être à nouveau déçus au second tour.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans un pays divisé comme jamais. Si la Turquie était dirigée par un régime démocratique, sous les auspices d’une Constitution démocratique, alors cette division serait moins grave qu’elle ne l’est actuellement. Quand une société s’entend sur des principes et des valeurs communes, alors les différences de voix, même au sortir d’une élection serrée, n’ont pas de prise sur une société qui se perçoit néanmoins comme unie.
Mais aujourd’hui la Turquie est divisée, tiraillée en plusieurs “sociétés” qui ne sont pas du tout sûres de vouloir vivre les unes avec les autres, même si elles y sont souvent forcées au quotidien.
Des clivages géographiques, politiques et ethniques
Les cartes électorales dressent un tableau inquiétant de l’état du pays. On peut avoir l’impression d’un pays divisé entre l’Ouest et les côtes méditerranéennes et égéennes [peuplés par les classes moyennes laïques], l’Anatolie centrale et la côte de la mer Noire [islamistes, nationalistes et au niveau de vie inférieur] et enfin un Sud-Est [kurde] replié dans son coin.
Mais la réalité est plus complexe, et dans chaque ville de ses régions l’on trouve bien sûr des gens possédant des opinions politiques différentes de celles de leurs voisins de palier. Mais ces citoyens ne bénéficient pas et bénéficieront encore moins d’une égalité de traitement et de protection de la part de l’État.
Ainsi, un habitant d’Izmir [la troisième ville du pays, où le candidat d’opposition a réuni 67 % des voix] faisant partie de la minorité des soutiens locaux du pouvoir se trouvera sous la protection de celui-ci, mais la vie des membres de l’opposition à Erzurum [en Anatolie orientale, où Erdogan a réuni 68 % des suffrages et où un meeting de l’opposition avait dû être annulé après des attaques de ses partisans contre la foule] risque de se compliquer.
L’inquiétante situation des femmes
La situation des femmes est encore plus inquiétante. Une femme de l’opposition à Erzurum pourrait émettre de sérieux doutes quant à la volonté de l’État de garantir sa liberté. Si elle décide, dans l’atmosphère actuelle, de retirer son voile ou son niqab, elle n’aura pas le sentiment que l’État la protège des possibles représailles de son entourage.
Il n’y a qu’à voir le tombereau d’insultes qui ont accompagné les déclarations de Merve Dizdar, récompensée à Cannes par le prix d’interprétation féminine [à cette occasion, elle a prononcé quelques mots en soutien aux droits des femmes en Turquie]. Ils ont agoni d’injures cette femme perçue comme appartenant au camp opposé. Attendre qu’ils protègent les femmes du “camp d’en face” serait faire preuve d’une naïveté coupable.
Dans ces conditions, et alors que le régime en place ne garantit pas l’existence du minimum de règles démocratiques, comment ces groupes différents vont-ils pouvoir vivre ensemble ? Ayant obtenu 52 % des voix, Recep Tayyip Erdogan dispose désormais [dans le cadre du régime présidentiel qu’il a introduit en 2017] de pouvoirs démesurés. Il peut en plus compter, cette fois, sur une majorité à l’Assemblée lui permettant de modifier la Constitution. Il aura comme alliée l’Assemblée nationale la plus réactionnaire et nationaliste qu’a jamais connue la République turque. Une Assemblée aux ordres d’un leader de la droite religieuse [le président Erdogan] dans un contexte de crise économique gravissime, voilà où nous en sommes.
Ces divisions se doublent d’un aspect socio-économique, puisque l’on constate que ce sont les segments les moins diplômés et les plus matériellement précaires qui ont voté pour Erdogan et pour cette Assemblée.
Le risque de nous “américaniser”
Les électeurs de l’opposition se trouvent en général dans une situation économique plus favorable. Et l’on a beaucoup entendu, après la déception du premier tour du 14 mai, des phrases comme celle-ci :
“Ils ont ce qu’ils méritent, je me suis démené pour les aider, pour qu’ils vivent dans de meilleures conditions et ils ont voté pour celui qui est responsable de leur pauvreté, maintenant, je m’en lave les mains !”
Ce sentiment de plus en plus répandu risque de créer un fossé entre les classes moyennes et les classes populaires, ce qui pourrait modifier profondément notre société, nous “américaniser” en créant une société individualiste sans aucune solidarité, où l’on ne se soucie plus que son voisin se couche le ventre vide.
De leur côté, les couches populaires, rendues incapables, dans ce contexte de crise, de s’élever socialement, vont nourrir un ressentiment envers les classes moyennes et se lier encore plus étroitement avec un pouvoir autoritaire dont elles seront dépendantes. Nous avons déjà vu dans l’histoire où ce genre de scénario peut mener, en particulier dans un pays qui s’appauvrit.
Il n’y a que les forces de gauche qui seraient en mesure de résoudre cette impasse et de mettre un terme à ce cercle vicieux, mais la période actuelle est bien peu propice pour que la gauche convainque et s’étende.
Nous n’allons pas jeter l’éponge, bien sûr. Cependant, nous devons être conscients que nous laissons derrière nous des jours difficiles, mais que l’avenir est plus sombre encore. N’abandonnons pas tout espoir, il nous est plus que jamais nécessaire. C’est cet espoir qui nous fait encore tenir debout.