Plus de deux mille médecins ont demandé à l’Association médicale turque les documents nécessaires pour pouvoir exercer à l’étranger, un record. Et deux tiers des 18-25 ans se disent prêts à quitter leur pays.
Le Monde, le 27 avril 2024, par Nicolas Bourcier
Ece fait une pause. Les travaux dans son foyer pour étudiants se poursuivent même le week-end. Le bruit ne la dérange pas, mais elle s’autorise quelques courtes balades dans ce quartier perdu d’Istanbul situé sur la rive asiatique, loin des sites touristiques et de sa faculté, histoire de penser à autre chose.
A 22 ans, la jeune femme, qui n’a donné que son prénom, est en troisième année de médecine. Un établissement privé « plutôt bien coté, souffle-t-elle, même s’il n’a malheureusement pas le niveau des meilleures universités publiques ». Fille de parents médecins, originaire de Hatay, la région dévastée par le tremblement de terre du 6 février 2023, Ece fait partie d’une génération qui a appris à digérer ses désillusions. « Moi aussi, je veux partir à l’étranger, travailler et vivre ailleurs, comme toute ma classe d’âge », lâche-t-elle.
Sur les dix étudiants de sa section, une seule refuse, pour l’heure, d’envisager un départ. Comme tous les autres, Ece doit encore poursuivre trois années d’études pour obtenir son diplôme et entreprendre les démarches dans le but de quitter la Turquie. « Personnellement, j’aimerais aller à Londres, mais j’hésite encore dans mon choix et ma spécialisation ; je me suis mise aussi à l’allemand, quasiment tous ceux que je connais disent opter pour une ville allemande. »
Selon une étude de la Fondation Konrad Adenauer d’Ankara, réalisée sur l’ensemble du pays en 2023, les deux tiers des 18-25 ans se disent prêts à quitter la Turquie s’ils en avaient la possibilité – plus encore parmi ceux qui effectuent des études longues, comme les médecins ou les ingénieurs. L’Allemagne reste la destination la plus prisée.
Une atmosphère étouffante
Ece dit avoir commencé à pressentir vers l’âge de 14-15 ans qu’elle aurait, un jour, l’envie de partir. Le sentiment diffus d’une crise économique sans fin, une atmosphère étouffante aussi, ont pris le pas. « Il existe en Turquie un sentiment de peur de ne pas trouver les mots qu’il faut, d’être à la merci des autorités pour une parole de travers, dit-elle. Certains se font arrêter dans une manifestation et d’autres sont poursuivis pour un simple tweet. »
La jeune femme n’est plus sur les réseaux sociaux. Son compte Instagram est encore ouvert, mais elle ne l’a plus consulté depuis deux ans. Elle explique : « J’ai vraiment senti avec mes parents qu’après la tentative de coup d’Etat de 2016, la pression de l’Etat s’était accrue, surtout sur les universités. Des centaines de professeurs ont été virés, des universitaires, mis sous pression. Beaucoup sont partis, et cela se ressent, il y a une vraie fuite des cerveaux. »
Les parents d’Ece travaillent beaucoup. Beaucoup trop, assure-t-elle, et pour des salaires bien inférieurs à ce qu’ils devraient être. Son père est médecin ORL. Sa mère, gynécologue, n’arrête jamais. « Nous sommes de la classe moyenne plutôt supérieure, mais, comparé au travail et à cette inflation de plus de 70 %, leurs salaires d’environ 1 200 euros sont faibles, alors imaginez un étudiant qui n’a qu’un parent ou personne pour lui venir en aide. Comment s’en sortir ? »
Au cours des onze premiers mois de 2023, 2 785 médecins ont demandé à l’Association médicale turque les documents nécessaires pour pouvoir exercer à l’étranger, un record. Pour leur obtention, les praticiens ont besoin d’une sorte de certificat de bonne conduite. Le plus souvent, ils invoquent le manque de revenus, des conditions de travail difficiles et une augmentation de la violence de la part des patients pour justifier leur décision d’émigrer.
Aujourd’hui, pour un peu plus de 85 millions d’habitants, le pays compte près de 150 000 médecins. « C’est beaucoup moins qu’en Allemagne, qui en manque déjà », affirme Ece. La goutte d’eau a été le séisme de 2023. « Je me trouvais à Hatay pour voir mes parents. Nous avons survécu et nous avons tous observé avec effroi l’immense incompétence des autorités, l’absence d’aide et de secours pendant des jours et des jours, signale-t-elle. C’est là que je me suis dit que je devais définitivement envisager mon départ. »
« L’avenir ici est sombre »
Comme d’autres, Ece ira déposer son dossier auprès de la société privée choisie par les services consulaires du pays de son choix. Le groupe sous-traitant pour la France, le Canada et la Pologne est un bunker de béton et de verre appelé VFS Global et situé sur une voie rapide du quartier de Tarlabasi, à vingt minutes de la place centrale Taksim, de ses hôtels et de son avenue piétonnière Istiklal.
Tous les jours de la semaine, il y a foule devant les barrières des agents de sécurité. Les retraits de passeport se font au rez-de-chaussée, le dépôt de documents et le relevé des empreintes, aux étages. Compter un à deux mois pour un rendez-vous, parfois un peu moins pour récupérer son passeport. Et 40 euros, juste pour l’enregistrement, visa non compris.
Dans une petite rue adjacente, Ulas Yilmaz est assis derrière son écran et une pile de dossiers dans sa petite officine en sous-sol. « Visa bureau » fournit de l’aide pour les formulaires à ceux qui en ont besoin, contre 40 à 50 euros. « Ce sont plutôt les personnes aisées qui ne veulent pas s’embêter avec la paperasserie qui font appel à nos services, précise-t-il. Depuis plusieurs mois, on remarque que les choses changent. Elles sont de plus en plus nombreuses à laisser entendre qu’elles se verraient bien rester sur place, une fois là-bas. »
L’employé affirme refuser certains clients, ceux qui ne remplissent pas tous les critères, qui viennent avec des invitations d’entreprises polonaises, « des faux, pour la plupart », ou qui font mine de passer par la Serbie, un pays qui n’exige pas de visa pour les ressortissants turcs.
Les demandeurs d’asile, eux, sont redirigés vers les autorités consulaires. « Le circuit est différent et passe par les ambassades, précise Ulas Yilmaz. Là, ce sont des personnes le plus souvent originaires de la région du Sud-Est, la région kurde. » En 2023, 56 673 Turcs ont ainsi demandé un statut de réfugié en Allemagne, un nouveau record. Pour la première fois, le pays est passé devant l’Afghanistan. Seule la Syrie fait mieux.
« Tout le monde veut partir », insiste l’employé. Comme Ece, il pointe l’économie, la hausse vertigineuse des prix, le gouvernement aussi. « L’avenir ici est sombre, et les dernières élections municipales largement remportées par l’opposition n’y changent pas grand-chose. »
Le fait que de nombreuses personnes, dont les plus qualifiées, tournent le dos à la Turquie n’a pas encore entraîné de problèmes structurels, a expliqué au quotidien Die Welt Caner Aver, du centre d’études turques et de recherche sur l’intégration de l’université de Duisburg-Essen. « Mais à long terme, ajoutait-il, le marché du travail ne pourra pas compenser l’émigration dans tous les secteurs, par exemple dans le domaine de la santé ou de l’agriculture. Des hôpitaux isolés signalent déjà qu’ils ont des difficultés à pourvoir les postes vacants. »
Ece hausse les épaules : « Je n’hésiterai pas. » Elle rappelle cette phrase du président Recep Tayyip Erdogan, qui avait fustigé, déjà en 2022, les médecins quittant les hôpitaux publics. « Qu’ils s’en aillent s’ils le veulent, nous continuerons avec des jeunes diplômés », avait-il lancé lors d’une intervention télévisée. Aujourd’hui, elle compte les jours.