LETTRE D’ISTANBUL
« Victime de violences conjugales à répétition, Yemen Akoda, 38 ans, avait entamé une procédure de divorce lorsqu’elle a été tuée par son époux, Esref Akoda, le 24 juin 2021, devant son domicile à Aksaray, en Anatolie centrale. Ce matin-là, la mère de famille turque s’apprêtait à aller au travail lorsque son mari a fait irruption armé d’un pistolet » rapporte Marie Jégo dans Le Monde du 14 juin 2022.
Quelques mois avant sa mort, Yemen Akoda avait cherché protection auprès des autorités. Elle avait fini par pousser la porte du commissariat situé à deux pas de chez elle. Son appel avait été entendu. De février à juin 2021, les tribunaux ont émis quatre ordonnances d’éloignement à l’endroit du mari violent, à qui il a été interdit d’entrer en relation avec sa femme, de se trouver sur les lieux qu’elle fréquentait, notamment le domicile qu’il avait dû quitter, et l’usine de thé où elle travaillait.
Une injonction que l’intéressé n’arrêtait pas de violer, ayant approché et menacé sa femme à plusieurs reprises. Aux abois, la mère de famille s’était adressée au procureur, lequel n’a pas jugé bon de recourir aux sanctions disciplinaires prévues par la loi, tel le recours à une courte période de détention, « faute de preuves ».
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« Ma mère avait demandé protection au procureur. Celui-ci lui a expliqué qu’il ne pouvait pas la protéger à moins qu’elle ait été blessée. Maintenant qu’elle a été mortellement blessée, protégez-la… », a écrit, le jour du drame, la fille aînée du couple dans un tweet supprimé quelques heures plus tard.
Le gouvernement « manque à son devoir de protéger »
Le sort tragique de Yemen Akoda est celui de centaines de femmes turques – 307 en 2021, 140 pour les cinq premiers mois de 2022 – assassinées par leurs époux, compagnons, amants, ou par des personnes de leur entourage proche – père, frère –, sans que l’Etat soit parvenu à les protéger. Pourtant, un arsenal juridique assez sophistiqué existe dans le droit turc pour lutter contre la violence à l’égard des femmes.
Adoptée en 2012, la loi turque n° 6 284 est calquée sur les dispositions de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, plus connue sous le nom de convention d’Istanbul. Malgré le retrait de la Turquie de la convention, décidée tout à trac par le président Recep Tayyip Erdogan le 1er juillet 2021, cette loi interne reste en vigueur.
Malgré ce dispositif, le gouvernement turc « manque à son devoir de protéger les victimes de violence domestique », pointe l’ONG Human Rights Watch (HRW) dans une enquête très fouillée publiée le 26 mai.
« Pas assez de suivi » et « un défaut de coordination »
A première vue, les plaintes des femmes ne restent pas sans suite, constate le rapport. Ainsi, les tribunaux et la police émettent de plus en plus souvent des ordonnances d’éloignement (272 870 prononcées en 2021, contre 139 218 en 2016) ou de protection (1 801 émises en 2016, 10 401 en 2021) à l’endroit des conjoints violents.
Toutefois, ces mesures sont rarement suivies d’effets. « Les ministères de la justice et de l’intérieur vantent le renforcement de la prévention, mais ils ne donnent aucune information sur l’impact qualitatif de ces mesures, sur leurs taux de réussite et d’échec, sur le nombre de manquements, et surtout, si les femmes elles-mêmes bénéficient globalement d’une meilleure protection », déplore HRW dans son rapport, révélant que 38 des 307 femmes assassinées en 2021 « étaient sous protection ».
Les policiers, qui sont au contact immédiat avec les plaignantes, sont conscients de ces manquements. « Ils travaillent dans des conditions difficiles, pas assez de suivi, un défaut de coordination entre les services », assure Emma Sinclair-Webb, la directrice de la branche Europe et Asie centrale de HRW à Istanbul.
Les officiers de police interviewés sous couvert d’anonymat dans le rapport soulignent que les femmes privées d’indépendance économique se gardent bien de porter plainte ; or, en Turquie, seulement 34,5 % des femmes travaillent, soit le taux le plus faible de l’OCDE. « Si une femme n’a pas les moyens économiques de se tenir debout, elle ne vient pas… La plupart des plaintes surviennent lorsque les femmes en sont au stade du divorce », confie un agent.
Un besoin d’éducation
Un autre reconnaît qu’il y a « un besoin d’éducation par rapport à ces problèmes », un troisième salue « le travail des médias » qu’il juge nécessaire pour mieux lutter contre ce fléau resté trop longtemps caché. Nombreuses sont les victimes qui préfèrent garder le silence. « Le sentiment de honte est très présent dès que l’on touche au problème des violences domestiques », rappelle Emma Sinclair-Webb.
Au cours de son enquête, HRW a vu son travail facilité par le ministère de l’intérieur qui lui a ouvert l’accès aux commissariats. En revanche, le ministère de la famille et des affaires sociales, qui gère les centres de prévention de la violence ouverts depuis 2012 dans chacune des 81 provinces du pays, a décliné toutes les demandes de rencontres faites par l’organisation.
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Très actives en Turquie, les organisations de défense des droits des femmes tentent de briser l’omerta. Documentés et dénoncés sur les réseaux sociaux surtout, les féminicides captent désormais l’attention du public, mais les autres formes de violence – physique, sexuelle, verbale – sont largement passées sous silence.
Par ailleurs, « d’énormes obstacles subsistent à l’accès des femmes aux plaintes, surtout si elles n’ont ni travail ni soutien familial », constate HRW. Autant de manquements que le retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul ne va pas contribuer à corriger.
Le Monde, 14 juin 2022, Marie Jégo, Photo/Adem Altan/AFP