Un nombre croissant de Turcs se détournent de l’école publique. Dotée de peu de moyens, elle subit depuis des années un entrisme toujours plus important de la religion, au détriment des matières fondamentales.
Chaque année, les files s’allongent devant les écoles privées ou étrangères à Istanbul. À l’heure des inscriptions, les familles turques se pressent. Mehmet vient d’inscrire son enfant au collège. Comme tous les parents qui ont accepté de nous rencontrer, il préfère ne pas donner son vrai nom.
« Nous voulons que notre fils fasse ses études supérieures à l’étranger et la meilleure manière d’y parvenir est de l’inscrire dans un lycée étranger en Turquie. Car les universités américaines, européennes ou britanniques ne reconnaissent pas notre baccalauréat. Avant, l’enseignement turc était réputé. Mais aujourd’hui, les universités turques disparaissent des classements mondiaux. Et la situation empire chaque jour. »
« Mais cela coûte cher« , soupire-til. « Cette année, cela nous revient à plus de 800 000 livres turques. C’est presque 25 000 euros juste pour l’inscription. Les livres scolaires, les uniformes vous devez les payer en plus, les excursions aussi. Tout cela, c’est de l’argent supplémentaire à débourser. »
Primauté aux écoles coraniques
Gül abonde :« Je connais des parents, dit-elle, qui ont vendu leur voiture pour l’éducation de leur enfant. Républicaine jusqu’au bout des ongles, elle n’aurait jamais pensé mettre sa petite fille dans le privé. Elle vient d’un milieu laïque mais l’école publique turque n’est plus ce qu’elle était, déplore-t-elle.
« Je suis une héritière d’Atatürk et nous avons toujours un désir de l’avenir qui reflète la démocratie, la laïcité. J’ai été élevée comme ça parce que dans mon enfance le système était super, mais ils ont transformé tous les bons lycées en « himam hatip », des écoles coraniques. Puis ils ont dit : ‘Tu habites cet quartier, alors tu dois aller cette école himam hatip, c’est la plus proche’. Alors les parents ont essayé de changer leur adresse, de trouver un crédit pour payer l’école privée… »
« Les enfants qui vont à l’école publique sont en butte à des pressions pour porter le voile, ajoute Gül, même les petites filles de familles laïques et ce dès l’âge de 7 ans. »
Dans son pavillon dans un quartier résidentiel d’Istanbul, Selva met en avant le manque de moyens de l’école publique turque.
Étouffer toute pensée
« Les écoles publiques sont surpeuplées. Le temps qu’un enseignant peut accorder à chaque enfant est très limité. Et ce qu’ils proposent à l’école publique est trop étriqué. Dans les écoles privées, on donne aux enfants une éducation plus ouverte, il y a des laboratoires, des bibliothèques, beaucoup de langues étrangères. Le niveau est plus élevé. Même l’école privée la moins cotée est meilleure que le public. Bien sûr, il reste quelques écoles publiques de bon niveau. Mais très très peu par rapport à la population. »
Mais Selva finit quand même par confier elle aussi que l’intrusion toujours plus pressante de la religion à l’école est un vrai motif d’inquiétude : « Ils font naître une population qui s’éloigne de plus en plus de l’occident et se rapproche de la culture arabe. Ils essaient d’étouffer toute pensée parce que les problèmes commencent quand les enfants réfléchissent. Et ces changements arrivent de manière progressive. ils vous habituent petit à petit. Cela n’a pas changé du jour au lendemain. »
Plus de vingt ans que l’AKP le parti du président Erdoğan affermit son emprise sur l’éducation grignotant peu à peu chaque espace, constate Hüseyin Tosun du syndicat enseignant Egitim Sen.
« Depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, il y a 22 ans, les programmes changent chaque année. Avec ces réformes, on a le sentiment de revenir au Moyen Âge. On ouvre les portes en grand aux fondations islamistes et à la direction des affaires religieuses. »
Pas d’analyse ni d’esprit critique. Il faut apprendre par cœur et restituer sans poser de question.
Darwinisme ou créationnisme ?
« Les matières les plus touchées sont la biologie, la physique chimie et les mathématiques. La théorie de l’évolution, le darwinisme par exemple a complètement disparu du programme du lycée. À la place, ils ont mis des cours de créationnisme. C’est leur grand dada. Les enfants ne sont plus amenés à s’interroger. Ils doivent accepter tout ce qu’on leur dit. De nouveaux mots appartenant à la religion dominent leur expression, la grâce, le destin. Ils acceptent les inégalités, c’est le destin, la pauvreté, c’est le destin. »
D’autres réformes l’inquiètent, les enfants des classes moyennes et populaires sont incités à choisir la filière professionnelle dès le collège et travaillent de plus en plus jeunes pour un salaire de misère. Et la nation turque perd ses meilleurs cerveaux.