Souvent accusé de vouloir remplacer la figure de Mustafa Kemal Atatürk, le président Recep Tayyip Erdogan a privilégié le soutien à Gaza aux célébrations nationales. Un grand rassemblement en soutien à la Palestine était prévu samedi à Istanbul.
Le 28 Octobre 2023, Angèle Pierre, Le Monde.
Posté à l’entrée du Parc de la jeunesse, dans le centre d’Ankara, l’agent de sécurité se gratte le crâne sous son couvre-chef. Il a bien entendu parler d’un concert prévu pour la mi-journée, mais n’a pas été informé de l’emplacement exact. Il adresse un regard interrogateur à son collègue qui pointe vaguement une direction du doigt. L’allée aboutit effectivement à une place où a été installée une modeste scène.
Le soleil d’automne est au rendez-vous et les membres de l’orchestre municipal d’Ankara finissent leurs réglages. Sur scène se trouvent deux guitares électriques, une darbouka, un clavier et un qanun, un instrument à cordes pincées répandu au Proche-Orient. « Bonjour à toutes et à tous. Pour célébrer la fondation de notre bien-aimée République, nous vous avons préparé les morceaux favoris de notre grand leader Mustafa Kemal Atatürk », lance le chanteur en guise d’introduction. Difficile de savoir à qui il s’adresse, car l’esplanade qui lui fait face est absolument vide. Aux premières notes de musique, quelques passants s’arrêtent. Certaines spectatrices chantonnent et esquissent quelques pas de danse.
Ayse Gül, étudiante de 20 ans, se trouvait justement là par hasard avec une amie. « Pour moi, la République est le régime politique qui a permis de libérer les femmes, leur a donné des droits et leur a permis de devenir autonomes. Nous avons désormais la liberté d’expression, la possibilité de travailler… C’est vraiment fondamental pour nous », explique-t-elle, avec enthousiasme, tout en réajustant son voile de soie gris perle.
Depuis plusieurs années, Recep Tayyip Erdogan promettait une grand-messe pour le centenaire de la fondation de la République, le 29 octobre 2023. Fil conducteur de tous les discours, « 2023 » était estampillé tel un label sur les affiches d’innombrables événements politiques et culturels. Entre autres, les élections législatives et présidentielle du printemps, remportées sans difficulté par Erdogan et sa coalition islamo-nationaliste. De même, le nouveau projet de modification de la Constitution est présenté comme « la » Constitution du nouveau siècle dans lequel s’engage désormais la république turque – une rhétorique similaire avait été employée pour les réformes constitutionnelles précédentes, en 2010 et 2017.
Annulation de concerts
L’élément de langage a permis de donner une dynamique, un horizon au pays dans un contexte politique autoritaire où les espaces d’expression politique de l’opposition ont été réduits comme peau de chagrin. Or, à quelques jours de la date fatidique, force est de constater que les préparatifs manquent d’entrain. Les élections désormais gagnées, les célébrations n’ont plus la même saveur pour le « reis ». Depuis ses débuts, Recep Tayyip Erdogan s’est affiché comme le héraut des classes populaires islamo-conservatrices face à un establishment kémaliste présenté comme autoritaire et antidémocratique. Alors, en cette année du centenaire, sa reconduction à la présidence de la République bénéficie désormais du sceau de l’histoire et apparaît comme l’aboutissement d’un long processus de reconquête du pouvoir par le peuple.
La reprise de la guerre entre Israël et le Hamas a motivé l’annulation de concerts et autres animations initialement prévues. Indignée, l’opposition a dénoncé un prétexte de la présidence pour marginaliser toujours un peu plus l’héritage républicain. En un réflexe presque pavlovien, les représentants de partis scrutent tout signe d’affront : Le Bon Parti (Iyi Parti) et le Parti républicain du peuple (CHP) ont par exemple critiqué l’absence du nom d’Atatürk dans le programme publié par la communication présidentielle ou encore le choix du titre « centenaire de la Turquie » plutôt que « centenaire de la République ».
Dernier rempart
Le diable se cache dans les détails. Ces crispations, qui versent parfois dans le procès d’intention, traduisent la marginalisation des fidèles du kémalisme au sein des organes de l’Etat. L’armée, vue comme garante des principes républicains, a ainsi été réorganisée et largement marginalisée après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016. Dans ce contexte, la figure de Mustafa Kemal Atatürk semble être le dernier rempart contre l’hyperprésident et la progression de l’islam politique dont il est issu.
Car si Recep Tayyip Erdogan a bien déjà laissé échapper des critiques contre le fondateur de la République, une remise en question trop frontale est politiquement risquée. Mustafa Kemal continue de faire l’objet d’un culte de la personnalité dans le pays. Une visite au mausolée d’Ankara suffit à convaincre de la ferveur qu’il suscite encore aujourd’hui, tant l’émotion est palpable aux abords du cercueil de marbre. Alors, plutôt qu’à la figure d’Atatürk, ce sont les symboles de la république kémaliste que Recep Tayyip Erdogan s’emploie à grignoter.
A Ankara, le combat culturel à l’œuvre s’imprime dans le paysage. Tezcan Karakus Candan, présidente de la Chambre des architectes d’Ankara, connaît les rouages de cette stratégie sur le bout des doigts. Installée dans le quartier central de Kizilay, son organisation professionnelle scrute les projets de transformation urbaine dans la capitale et se pose en gardienne de l’héritage républicain. Près de 2 000 procès sont en cours et la bataille est âpre. « Nous avons fait un procès contre la construction du palais [présidentiel] de Bestepe car il était prévu sur l’emplacement des jardins d’Atatürk, qui sont normalement protégés », explique l’architecte aux petites lunettes rondes et aux cheveux courts, au milieu de ses piles de dossiers.
Solidarité islamique
Elle revient patiemment sur toutes les étapes du bras de fer juridique que l’organisation a engagé avec la présidence pour faire annuler un projet qu’elle qualifie d’« illégal ». Un projet emblématique du combat qui a lieu dans la capitale pour la moindre parcelle de terrain. « Toutes les destructions traduisent en réalité un règlement de comptes avec Atatürk. Ils veulent tout simplement vider Ankara de sa substance », s’indigne-t-elle.
Le dossier est actuellement sur la table de la Cour européenne des droits de l’homme, qui devrait rendre un ultime jugement sur la légalité de l’immense palais présidentiel. Mais comme dans beaucoup de cas, la victoire juridique n’arriverait que bien tard, une fois les projets mis en cause réalisés. L’audace de Tezcan Karakus Candan lui aura d’ailleurs coûté son poste de fonctionnaire. Au chômage, elle poursuit cependant son engagement au sein de la chambre professionnelle. « Désormais, je suis fonctionnaire de Mustafa Kemal », plaisante-t-elle dans un rire teinté d’amertume.
En début de semaine, l’annonce de l’annulation de festivités dans le pays a été rapidement suivie d’une autre : celle de l’organisation d’un grand rassemblement en soutien à la Palestine à Istanbul, samedi 28 octobre. Des centaines de milliers de personnes sont attendues pour ce qui pourrait être la plus grande manifestation de soutien au monde pour Gaza, notamment au nom de la solidarité islamique. A la veille des austères commémorations protocolaires du 29 octobre à Ankara… tout un symbole.