Adoptée cet été, la loi voulue par le président turc pour réguler la prolifération des chiens des rues suscite colère et critiques de la part des défenseurs des droits des animaux, qui y voient un « permis de tuer ».
LE MONDE, le 24 septembre 2024
Au sommet d’une colline, l’endroit domine la campagne vallonnée et agricole de la ville de Nigde, cité grise d’Anatolie, sans charme ni nuances, flanquée de maisons massives écrasées par le soleil de ce Sud profond turc. Un simple panneau de la mairie, planté au bord de la piste, indique « cimetière pour animaux ». Il n’y a rien, excepté quelques monticules de terre et des trous en forme de tranchées. Au fond de l’une d’elles, un chien à la nuque brisée gisant sous une pelletée de chaux blanche. Le sang est encore rouge vif. Tout autour, on discerne les contours d’autres corps nivelés par les gravats.
C’est ici que deux militantes de la cause animale, Emine et Melis (les prénoms ont été modifiés), ont filmé, le 6 août, des agents de la mairie venus déposer une demi-douzaine de chiens. Des corps inertes dans des sacs en plastique abandonnés au petit matin. Les images publiées sur les réseaux sociaux ont immédiatement suscité l’émoi. Elles venaient s’ajouter aux photos de charniers de chiens qui surgissent d’un peu partout dans le pays : Altindag, un quartier d’Ankara, Edirne, en Thrace, Tokat, dans la région de la mer Noire, Sanliurfa, dans le Sud, ou Uzunköprü, une petite ville proche de la Bulgarie.
Surtout, ces images sont venues confirmer les craintes des défenseurs des animaux, qui s’étaient opposés à l’adoption, le 30 juillet, d’une loi controversée, visant à réguler la population des chiens errants, au nombre de quatre millions sur tout le territoire, selon les autorités. Ce texte, porté par la coalition islamo-nationaliste au pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, oblige les municipalités à recueillir les chiens errants et à les héberger dans des refuges où ils seront vaccinés et stérilisés avant d’être proposés à l’adoption. Il impose surtout l’euthanasie des chiens considérés comme « malades » ou « agressifs », selon des procédures non encore définies.
« Un danger pour nos enfants »
Les opposants à la loi y voient une forme de « licence pour tuer », comme l’a écrit l’auteur et poète Ahmet Ümit. « Comme il n’y a pas assez de places dans les abris, une voie a été ouverte pour l’abattage, affirmait le vétérinaire Turkan Ceylan, le jour du vote de la loi. Nous, les défenseurs des droits des animaux, savons très bien que cela signifie la mort. » La Turquie compte au total 322 refuges, soit une capacité d’à peine 105 000 chiens. Dans les villes, surtout dans les quartiers périphériques des grands centres urbains et les villes moyennes, les chiens des rues, comme on les appelle, font partie du quotidien et même de l’imaginaire. Dès l’apparition des premiers guides touristiques au XIXe siècle, les chiens y sont mentionnés soit à la rubrique « nuisance », soit sous celle des « curiosités ».
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A Nigde, Melis a longtemps vécu avec ses neuf chiens dans une maison en périphérie de la ville. Des animaux errants récupérés au fil des ans. Au printemps dernier, ses voisins ont rédigé une pétition pour lui demander de partir. Le propriétaire l’a expulsée. Melis a déménagé dans un petit appartement et s’est résignée à laisser ses chiens dans le chenil municipal.
Tous les jours, pendant des semaines, elle a fait le trajet pour les voir. Jusqu’à ce matin de juillet, où deux de ses chiens manquent à l’appel. Un employé du chenil affirme qu’ils ont fui dans la nuit. Melis n’y croit pas, cherche des réponses, s’enquiert auprès de la direction, de ses proches. Au même moment, un coup de téléphone anonymel’informe que des animaux ont été enterrés sur les terrains vagues situés autour de l’établissement. L’homme affirme bien connaître la fourrière municipale et se dit consterné par les méthodes de la mairie, qui exige l’abattage quotidien de quatre à cinq chiens dans le refuge. Melis demande aux autorités de creuser plusieurs emplacements qu’elle suspecte de servir de fosse commune. En vain.
Emine, elle, effectue chaque soir depuis des annéesune tournée en voiture, dans quatre quartiers de la ville, pour nourrir, avec les restes de viande et d’abats donnés par différentes boucheries, une centaine de chiens. « Ils étaient cent trente exactement, avant le passage de la loi, précise-t-elle. Ici, comme ailleurs, cela fait des années que des chiens des rues disparaissent. Mais tout s’est accéléré avec la loi, excepté dans certaines mairies de l’opposition qui ont dit qu’elles ne l’appliqueraient pas. » Aujourd’hui, Emine ne nourrit plus que soixante-dix chiens. Les autres ont disparu.
Nigde est un fief conservateur, une ville de 400 000 habitants dominée depuis des décennies par les islamo-nationalistes du Parti de la justice et du développement (AKP) et les ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP), les deux formations au gouvernement. Alors que la majorité des villes turques ont voté pour l’opposition aux dernières municipales de mars, les électeurs sont, ici, restés fidèles à leurs dirigeants, certains arrondissements votant même à plus de 85 % pour les deux partis au pouvoir. Alors, quand le débat sur la loi a éclaté, Nigde s’est rangée derrière les arguments officiels.
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Au Parlement, Recep Tayyip Erdogan a souligné que « les chiens de garde et les chiens de berger de village font partie [des lieux], mais nous n’aimons pas et ne pouvons plus tolérer les chiens errants dans les villes, qui constituent un danger pour nos enfants ». Osant la comparaison avec le conflit israélien, il a ajouté que son gouvernement n’avait, sur ce sujet, de leçons de compassion à recevoir de personne, « surtout pas de ceux qui n’élèvent pas leur voix contre les massacres à Gaza », c’est-à-dire l’opposition, à ses yeux.
Pour renforcer le message, les médias progouvernementaux ont diffusé des reportages sensationnalistes de chiens se jetant sur des enfants ou poursuivant des vieilles dames. Sur les réseaux sociaux, les témoignages se sont multipliés. Certains membres de confréries religieuses ont rappelé qu’à leurs yeux le chien était considéré comme un animal « impur ». Le ministère de l’intérieur a rappelé, lui, ses statistiques : dix personnes ont été tuées depuis 2022 et plus de deux mille blessées dans des attaques de chiens errants ou dans des accidents de la route provoqués par ceux-ci.
« Une loi politique »
« Bien sûr qu’il peut y avoir des problèmes et il faut faire des campagnes de stérilisation, répond Emine. Mais, si l’AKP avait mis en œuvre la loi sur les droits des animaux promulguée en 2004 et qui obligeait déjà à la vaccination et à la stérilisation, il n’y aurait pas eu une telle augmentation de la population animale. » Rien qu’à Nigde, souligne la militante, le nombre de chiens errants est estimé entre 3 000 et 4 000, pour une fourrière d’à peine 400 places.
« Qui va payer pour agrandir et améliorer les abris ? Les municipalités en ont l’obligation, mais elles ne l’ont pas fait pendant toutes ces années, et elles le feront encore moins avec la crise économique que nous traversons », insiste Emine. Stériliser un chien dans un cabinet de vétérinaire coûte 4 000 livres turques (115 euros), un peu moins d’un quart du salaire minimum.
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Pour Burcu Yagci, avocate au barreau d’Ankara, cette loi « est avant tout politique, elle ne règle rien et ne protège pas les animaux, au contraire ». La spécialiste des droits des animaux ajoute : « Ce texte embarrasse les maires de l’opposition qui risquent d’écoper d’une peine allant jusqu’à deux ans de prison s’ils ne respectent pas la loi. Il permet également d’occuper l’actualité et de répondre à l’inquiétude des gens qui, avec le battage médiatique, voient de plus en plus ces chiens comme un danger. »
Un récent sondage fait apparaître que moins de 3 % des personnes interrogées sont en faveur d’un abattage des chiens des rues. Ils sont, en revanche, une large majorité à vouloir placer ces chiens dans les fourrières pour qu’ils soient pris en charge, avant une adoption.
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Nicolas Bourcier (Nigde (Envoyé spécial))