Le Conseil supérieur de la radio-télévision de Turquie (RTUK) lance une série de procédures en accusant les chaînes indépendantes d’avoir diffusé des discours « humiliant » la nation au moment des élections. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 1 juin 2023.
L’étau se resserre encore sur les médias turcs. Trois jours à peine après la victoire, au second tour, du président sortant Recep Tayyip Erdogan, le Conseil supérieur de la radio-télévision de Turquie (RTUK) a ouvert, mercredi 31 mai, une enquête sur plusieurs chaînes de télévision indépendantes et critiques du pouvoir en place.
Chargé de la surveillance des contenus audiovisuels diffusés par les chaînes, le RTUK, par la voix de son président, Ebubekir Sahin, a annoncé avoir lancé cette procédure en raison de la couverture des élections, « à la suite de nombreuses plaintes de téléspectateurs ». Son communiqué précise : « Au moment du dépouillement des urnes et de l’annonce des résultats, les chaînes Halk TV, Tele-1, KRT, TV5, Flash Haber et SZC TV ont diffusé des discours humiliant le public, fourmillant d’insultes et d’attaques, tentant ainsi d’humilier notre nation bien-aimée. »
Cible principale de l’autorité de surveillance, Cigdem Toker, l’une des journalistes de Fox TV, citée nommément dans le communiqué, est accusée de ne pas « respecter la volonté nationale, la démocratie, les résultats des élections ». L’objet d’un tel courroux ? Une phrase prononcée lors de la soirée électorale, le 28 mai, sur le plateau de la chaîne et dans laquelle cette ancienne rédactrice au quotidien nationaliste d’opposition Sözcü, réputée pour son expertise et son sérieux, disait : « La démocratie ne se limite pas aux seules urnes. »
Dans sa réponse publiée sur le site d’information T24, la journaliste rappelle qu’il y a vingt-cinq ans, alors qu’il était maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan avait lui-même souligné qu’en Turquie « la démocratie se transforme progressivement en une méthode électorale ». Et d’ajouter que Devlet Bahçeli, le leader ultranationaliste du Parti d’action nationaliste (MHP), l’allié du président, avait lui aussi affirmé : « La démocratie, ce n’est pas que les urnes. C’est vrai. »
« L’extinction des médias récalcitrants »
D’autres réactions ont émaillé la journée. Au sein même de l’instance, Ilhan Tasçi, représentant du Parti républicain du peuple (CHP, opposition) dans le Conseil, a critiqué la précipitation avec laquelle la procédure a été lancée. « Faire une telle annonce avant même que le Conseil suprême [organe décisionnel du RTUK] se réunisse est une usurpation de pouvoir. Il est évident que vous avez déjà pris votre décision ! Donnez-vous donc aussi la peine de déclarer les sentences », a-t-il cinglé.
« Il semble que des jours sombres pour le journalisme en Turquie soient à venir, s’inquiète Erol Onderoglu, représentant de Reporters sans frontières, joint par téléphone. Nous craignons que cette enquête ne soit le signe avant-coureur d’une répression plus audacieuse, notamment après la réélection de Recep Tayyip Erdogan et sa reconnaissance sur le plan diplomatique, malgré une campagne électorale inéquitable. Elle démontre que cette campagne de répression ne se limite pas aux élections, mais cible l’extinction des médias récalcitrants dans le pays. »
L’initiative du RTUK s’inscrit dans la droite ligne des nombreuses sanctions et restrictions imposées aux médias turcs depuis une dizaine d’années. Leur marge de manœuvre s’est rétrécie dans un contexte où près de 85 % des médias nationaux sont aux mains de dirigeants liés au pouvoir. On ne compte plus les procédures contre les journalistes qui dérangent.
En février, deux semaines après le tremblement de terre, le RTUK avait imposé des suspensions de diffusion et des amendes à Halk TV, Tele-1 et Fox TV pour leur couverture de la catastrophe. En août, la même instance avait condamné plusieurs chaînes à des pénalités financières pour manquement aux règles éthiques. Fox TV avait été sanctionnée parce que l’un de ses journalistes avait qualifié de « cauchemar » les incendies qui ravageaient plusieurs provinces du pays. Le RTUK avait enjoint aux chaînes de ne pas « semer le chaos et la panique parmi la population ». La même Fox TV est la chaîne qui a réalisé une des meilleures audiences de la soirée électorale de dimanche.