En Turquie, les autorités se mobilisent pour contrer la chute de la natalité/Céline-Pierre Magnani / LE MONDE

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Le Monde, le 24 janvier 2025

Le janvier, le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé une série d’aides financières pour encourager le mariage et les naissances dans le cadre de l’« année de la famille ».

Les paupières lourdes, le petit Kerem-Ali, 1 an, lutte pour ne pas sombrer. Déposé sur le coussin moelleux d’un canapé, il suit d’un regard curieux la ribambelle de cousins qui s’interpellent et courent d’une pièce à l’autre. Mais il est l’heure de la sieste et les bercements réguliers de sa mère finissent par avoir raison de lui. « Mon rêve serait d’avoir quatre ou cinq enfants, confie Nur (les noms ont été modifiés), 26 ans, posant un regard tendre sur le nourrisson. Malheureusement, l’éducation est devenue tellement chère que cela ne sera pas possible. »

Originaires de la région de Mus, dans le sud-est kurde de la Turquie, Nur et son mari, Serhun, viennent tous deux d’une famille nombreuse. Huit frères et sœurs d’un côté, cinq de l’autre, ils ont grandi dans de petits appartements bruyants, où flottait l’odeur des soupes de lentilles et des viandes en sauce qui mijotaient en continu sur les poêles à bois. Ils sont aujourd’hui installés à Sultanbeyli, arrondissement modeste de la rive asiatique d’Istanbul, et les chambres à coucher de leur appartement leur paraissent bien vides.

« Je voudrais envoyer Kerem-Ali à l’école publique, mais il y a 50 élèves par classe. C’est impossible d’enseigner quelque chose à des enfants dans ces conditions »,anticipe Nur. Le couple a la chance d’être propriétaire de son logement, mais le salaire de fonctionnaire de Serhun – 56 000 livres turques (environ 1 500 euros) – ne suffira probablement pas à assurer les frais de scolarité d’un établissement privé, et Nur sera contrainte de retourner travailler. « Les allocations familiales annoncées par le gouvernement sont trop faibles »,expliquent les jeunes parents, lucides.

2025, l’« année de la famille »

Depuis 2008, le président turc évoque régulièrement la nécessité pour les couples d’avoir au moins trois enfants. Une injonction qu’il a ensuite déclinée en différents slogans, selon l’inspiration du moment, les années suivantes : « Un seul enfant, c’est étrange. Deux enfants, c’est la compétition. Trois enfants, c’est l’équilibre. Quatre enfants, c’est l’abondance. Cinq enfants, la volonté divine », avait-il lancé, lors du mariage du fils du maire de la ville anatolienne de Kayseri, en 2018.

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Les incitations présidentielles n’auront cependant pas permis d’enrayer la chute de la natalité. Entre 2001 et 2024, le nombre d’enfants par femme est passé de 2,38 à 1,51, bien en deçà du taux de 2,05 nécessaire au renouvellement des générations. Si le phénomène est global, la courbe de la Turquie a chuté de manière « particulièrement rapide, comme en Italie et au Japon », selon l’économiste et démographe Aykut Attar, maître de conférences à l’université Hacettepe à Ankara.

Inquiètes du déclin démographique qui s’annonce, les autorités turques se mobilisent plus concrètement pour renverser la tendance. L’année 2025 a ainsi été nommée « année de la famille », et des mesures ont été proclamées par Recep Tayyip Erdogan lui-même, le 13 janvier, pour faire face à ce que le numéro un turc qualifie de « problème de sécurité nationale ».

Le président Erdogan a ainsi annoncé la création d’un haut conseil des politiques démographiques et d’un institut de la famille, rattachés au ministère de la famille et des services sociaux. Les mères turques pourront recevoir entre 1 500 et 5 000 livres turques par mois pour les premier, deuxième et troisième enfants nés à partir du 1er janvier. Les jeunes mariés entre 18 et 29 ans aux revenus modestes pourront bénéficier d’un crédit de 150 000 livres turques sans intérêts. Enfin, le télétravail et les aménagements d’horaires seront encouragés pour les mères, afin de faciliter la garde des enfants.

L’« angoisse de l’avenir »

« D’après l’institut de statistiques TÜIK, le coût de l’organisation d’un mariage dans un salon s’élève à environ 589 405 livres turques. Les sommes allouées [par le gouvernement] ne permettent absolument pas de construire un foyer, réagit Aylin Nazliaka, députée du parti d’opposition CHP (Parti républicain du peuple) et responsable des affaires sociales et familiales, interrogée sur les annonces du gouvernement. La priorité des jeunes est de travailler, pas de se marier. Dans notre pays, des dizaines de jeunes ont mis fin à leurs jours à cause du chômage et de l’angoisse de l’avenir. Le taux de prise d’antidépresseurs augmente chaque année. Donner de l’argent et dire “mariez-vous” n’a aucun sens. »

L’inflation à trois chiffres et la perte de pouvoir d’achat minent le quotidien des Turcs. En 2024, une personne sur trois était menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale, d’après les chiffres de TÜIK. Une précarité économique qui empêche de nombreux candidats à la parentalité de se projeter sereinement vers l’avenir. Dans un sondage de l’Institut Veri, publié, début janvier, dans l’hebdomadaire Gazete Oksijen, 47 % des 18-24 ans et 39 % des 25-49 ans estimaient ainsi que l’état actuel du pays ne permettait pas d’« élever correctement un enfant ».

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Lors de son discours du 13 janvier, le président Erdogan n’a évoqué ni les conditions économiques ni le manque de perspectives de la jeunesse. Il a en revanche listé les menaces qui pèsent, d’après lui, sur la famille, et a fustigé les personnes LGBT +, « cheval de Troie » de politiques de « désexualisation » véhiculées par les séries télévisées et les films populaires de la culture mondialisée.

Céline Pierre-Magnani (Ankara, correspondance)

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