Face à la hausse des prix, qui a atteint 75 % en mai, le gouvernement a mis en œuvre une politique de maîtrise budgétaire, assortie des taux d’intérêt les plus élevés au monde (50 %), à l’exact opposé des choix du gouvernement Erdogan jusqu’en 2023.
Le Monde, le 11 juin 2024, par Nicolas Bourcier
Il y a quelque chose de profondément antinomique dans la politique menée par la Turquie vis-à-vis de son économie. Après des années d’errance illustrées par une opposition têtue du président Recep Tayyip Erdogan à augmenter les taux au nom de la sacro-sainte croissance – une obsession qui a coûté au pays une inflation à trois chiffres –, son ministre de l’économie, Mehmet Simsek, a réussi à imposer, depuis sa nomination, en juin 2023, un virage à 180 degrés. Objectifs : la désinflation et le retour à une certaine orthodoxie financière.
Les taux d’intérêt ont été relevés à plusieurs reprises pour devenir, in fine, les plus élevés au monde, passant de 8,5 % à 50 % sur les douze derniers mois. Et le taux d’intérêt mensuel maximal sur les cartes de crédit, un moyen d’emprunt très prisé par les consommateurs à court d’argent, a triplé sur la même période, pour atteindre 4,25 %.
Le gouvernement a également augmenté les taxes et les taux d’imposition des sociétés, indiqué qu’il ne relèverait pas le salaire minimum en 2024 (après une hausse de près de 50 % en janvier), et annoncé le gel des traitements de la fonction publique et des pensions de retraite. Le 13 mai, le ministère de l’économie s’est même engagé à réduire les dépenses de l’Etat à la faveur de ce qu’il a appelé un « plan de rigueur ».
Afin de contrer l’envolée des prix, rendue en partie responsable de la défaite électorale du parti AKP au pouvoir, fin mars aux municipales, le ministre Simsek a ainsi notifié un arrêt des achats de voitures étrangères pour le parc automobile du gouvernement et la suspension des constructions de nouveaux bâtiments publics.
Potion amère
Autant de mesures saluées par les investisseurs, surtout aux Etats-Unis. Les banques Bank of America, J.P.Morgan et Goldman Sachs ont émis des avis extrêmement positifs. Citigroup est allé jusqu’à évoquer un moment de « renaissance » pour les marchés turcs. Seulement, la potion amère du gouvernement, dont l’incidence sera encore plus forte sur les bas salaires, les classes moyennes et les retraités, a été différemment appréciée en Turquie. Surtout, le décalage entre la frénésie des annonces officielles et les résultats a rarement semblé aussi grand.
D’abord, les derniers chiffres de l’inflation, publiés lundi 3 juin, ont révélé une augmentation des prix à la consommation de 75,45 % sur un an en mai (contre 69,8 % en avril), selon l’Office national des statistiques. Des données qui tutoient à nouveau celles des pires poussées inflationnistes de 2022.
La banque centrale a eu beau rappeler que cette variation restait conforme à ses prévisions – son gouverneur, Fatih Karahan, avait promis, début mai, que l’inflation commencerait à baisser en juin, après un ultime pic le mois précédent –, les résultats ont été jugés décevants, pour ne pas dire plus. Et les commentaires du ministre Simsek, comme « le plus dur est passé » ou « l’inflation est en passe de baisser de façon permanente », n’ont convaincu personne.
Le groupement d’économistes indépendants ENAG qui annonce, depuis sa création en 2020, des performances de plus en plus éloignées des statistiques officielles, a mentionné un taux réel d’inflation sur douze mois de 120 % en mai, avec une hausse de 5,66 % sur le mois.
Manque d’ambition et de projets
L’économiste Senol Babuscu a rappelé que la hausse des prix au moment de l’entrée en fonctions de Mehmet Simsek, en 2023, était de 39,59 %, soulignant ironiquement que le chiffre officiel actuel n’était « pas encore le double » de l’inflation de l’époque. Liam Peach, analyste du cabinet Capital Economics, a parlé de « quelques surprises désagréables », et précisé à l’Agence France-Presse qu’une « désinflation chaotique [attendait le pays] ». Les salves les plus sévères sont toutefois venues dans les jours suivant l’annonce du ministre de l’économie à propos de ses mesures d’austérité.
Le plan a été vilipendé pour son manque d’ambition, l’absence de réformes de fond et de mesures visant à mieux soutenir l’agriculture ou à réduire la dette extérieure, abyssale. Les importations, notamment russes, sont même en augmentation, a-t-il été souligné. Le quotidien d’opposition Cumhuriyet a ainsi relevé que « les mauvaises pratiques en matière de politique monétaire et budgétaire, la faible croissance et l’affaiblissement institutionnel [avaient] réduit la répartition des ressources dans l’économie, ce qui [avait] abouti aux perspectives désordonnées d’aujourd’hui », ajoutant que « les manipulations boursières [avaient] à la fois créé une bulle et accru les inégalités de revenus ».
La spécialiste des marchés financiers Iris Cibre regrette, elle, le manque de précision concernant les économies envisagées. « Combien et pour quels effets ? Nous n’en savons rien. » Et d’ajouter : « Ils continueront ainsi pendant trois ans, c’est-à-dire jusqu’aux élections. »
« Aucun retour en arrière »
Même écho chez Senol Babuscu. Ce professeur à l’université Baskent et ex-directeur général adjoint de la Halkbank remarque que le budget de l’Etat est de8,4 trillions de livres turques (près de 240 milliards d’euros) de recettes et de 11,9 trillions de dépenses. Les économies du gouvernement sont évaluées, selon les estimations, à quelque 100 milliards de livres turques, « soit 0,09 % des dépenses budgétaires », cingle-t-il.
Début mai, le président Erdogan a promis qu’il n’y aurait « aucun retour en arrière » sur le nouveau plan, insistant sur le fait que le gouvernement n’apporterait pas de « soulagement temporaire » comme il l’avait fait dans le passé, notamment avant sa réélection, en mai 2023, lorsque l’Etat avait distribué ses largesses. De leur côté, S&P Global Ratings et Fitch Ratings ont annoncé, au même moment, avoir relevé d’un cran la note de la Turquie.