La présence de quelque 3,6 millions d’exilés ayant fui la guerre dans le pays voisin a donné lieu à une surenchère xénophobe lors de la campagne présidentielle. Ils restent menacés d’expulsion. Par Madjid Zerrouky dans Le Monde du 31 mai 2023.
« Je suis contente. Et soulagée. » Devant la porte de la petite pièce où elle vit, Wafa, 33 ans, contemple dans l’obscurité naissante les lueurs d’un feu d’artifice tiré dans le lointain, alors que, en début de soirée, dimanche 28 mai, des partisans de l’AKP fêtent la victoire de Recep Tayyip Erdogan dans un quartier de la banlieue sud d’Alexandrette.
Quelques clameurs parviennent jusqu’au petit groupe de réfugiés syriens échoués le long d’une quatre-voies qui coupe la zone en deux, au milieu d’un bric-à-brac de vieux ateliers. C’est dans l’un d’eux que vivent Wafa et sa mère. A l’extérieur, six autres familles cohabitent dans des tentes. Tous vivaient à Antakya, à plus d’une heure de route, avant que le séisme du 6 février ne les jette à la rue. Au moins 50 000 personnes ont perdu la vie lors du tremblement de terre, dont des milliers dans la ville. « C’est un stress permanent : le séisme, les élections… »,poursuit Wafa.
Les millions de réfugiés syriens attendaient avec anxiété le résultat du scrutin présidentiel qui va peser lourd sur leur avenir. Leur présence dans le pays aura été l’un des thèmes centraux d’une campagne particulièrement brutale sur ce thème, notamment entre les deux tours. Le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, est allé jusqu’à dénoncer la présence de 10 millions d’étrangers, décrits comme des « machines à crime en devenir, menaçant la sécurité nationale », et promettre de renvoyer tous les Syriens chez eux en deux ans. Quelque 3,6 millions d’entre eux vivent dans le pays, dont la quasi-totalité bénéficient d’un statut de « protection temporaire ».
Peur de servir de boucs émissaires
« S’ils restent, nos villes passeront sous le contrôle des clans mafieux, et des barons de la drogue. Vous vous rendez compte ? S’ils restent, les féminicides augmenteront et les jeunes filles ne pourront plus se promener seules dans les rues »,lançait-il entre les deux tours. A quelques jours du vote, de nouvelles affiches à l’effigie de Kemal Kiliçdaroglu sont apparues, annonçant en lettres capitales : « Les Syriens partiront ! Vous décidez ! » Certaines ont été collées jusque sur les murs d’écoles primaires scolarisant des enfants de réfugiés. Dans ce climat de surenchère xénophobe, beaucoup de Syriens ont choisi de faire profil bas.
« Pour nous, ce dimanche électoral était un comme un jour sous couvre-feu », raconte Ali, un habitant de Mersin. A l’image de ce réparateur d’ascenseurs, nombre de Syriens croisés ces derniers jours – ouvriers, entrepreneurs ou étudiants – avaient fait le choix de rester chez eux le jour du scrutin, par crainte de se retrouver mêlés à des tensions ou de servir de boucs émissaires en cas de réaction violente de l’un des deux camps à l’annonce de sa défaite.
« Erdogan nous a quand même ouvert la porte », tient à rappeler Wafa à Alexandrette. « Il nous a accueillis. Les autres veulent nous déporter. Mais où pourrions-nous aller ? »,se demande-t-elle. Elle-même a fui Alep avec sa mère « le 1er janvier 2013 »,après qu’un missile a « traversé [leur] maison de part en part ». « Même si nous vivons ici au jour le jour, c’est toujours mieux que de retourner en enfer. Partir n’est pas une option. »
Mohammed, lui, ne risque pas de s’en aller. A 30 ans, il enseigne la langue turque aux étrangers et a surtout décroché un sésame inaccessible pour l’immense majorité des réfugiés syriens : la nationalité turque. Sa maîtrise de la langue – qu’il a commencé à apprendre sitôt arrivé depuis la région d’Idlib en 2013 – et un parcours universitaire brillant l’on fait accéder à la citoyenneté comme environ 230 000 Syriens. Attablé à un café de la marina de Mersin, il reconnaît volontiers que la vie lui sourit. Même si lui aussi a tout perdu à Antakya lorsque le séisme a frappé. « Je dois tout à Erdogan. Je ne l’ai pas oublié au moment de voter », dit celui qui « n’aime pas » le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu. « Ce sont des racistes. Qu’ont-ils à proposer à part rendre les Syriens responsables de tous les maux de la Turquie ? »
Renvois arbitraires
Recep Tayyip Erdogan n’est pourtant plus celui qui, il y a dix ans, accueillait à bras ouverts les victimes de Bachar Al-Assad, présentées comme des « invités ». Depuis, les « invités » le dérangent aussi. L’an dernier, alors que des premiers sondages le donnaient perdant, il avait annoncé un plan de retour volontaire pour un million de Syriens.
« Le gouvernement est lui-même entré dans le jeu de celui qui sera le plus apte à les expulser », rappelle Taha Elgazi, qui coordonne un réseau d’avocats et de défenseurs des droits des réfugiés. « Outre son alliance avec des forces nationalistes et racistes, M. Erdogan se retrouve aussi dans l’obligation de satisfaire ses électeurs »,ajoute-t-il.
« Il est de notre devoir de répondre aux attentes de nos citoyens sur cette question par des moyens et des méthodes qui conviennent à notre pays et à notre nation (…). Nous assurerons le retour d’un million de personnes supplémentaires d’ici un an grâce à un nouveau projet de logements », a lancé le président réélu le soir de sa victoire. Le président turc assurait que le Qatar financerait leur construction pour permettre le retour « volontaire » des Syriens dans le nord du pays.
Mais si la rhétorique se veut plus humaniste, les renvois ont déjà commencé, assure Taha Elgazi : les autorités turques arrêtent arbitrairement et renvoient en Syrie des réfugiés au mépris de leurs propres règles ; dans des centres d’immigration inaccessibles à toute autorité indépendante, elles leur font signer sous la contrainte des attestations de retour volontaire vers un pays exsangue où la violence reste omniprésente.
« Pour moi, ce serait de toute façon un aller simple vers la mort », assure Ahmad. Ancienne figure de la société civile à Idlib, le quadragénaire a dû se résoudre à fuir en janvier 2015 devant les djihadistes du Front Al-Nosra (aujourd’hui Hayat Tahrir Al-Cham) lancés à ses trousses. Dans le petit appartement qu’il partage avec son épouse à Reyhanli, une ville frontalière qui a vu sa population plus que doubler en dix ans, Ahmad se dit « prisonnier » et sans avenir.
Visible depuis sa fenêtre, une masse de couleur ocre serpente dans la montagne : le mur de béton qui sépare les deux pays. Au sommet de la crête, une tour de garde syrienne semble veiller sur la ville. « Je vis chaque jour dans la terreur qu’on vienne frapper un matin à ma porte pour nous renvoyer de l’autre côté », souffle-t-il. « Et je devrais préférer un camp à l’autre ? Ce sont les mêmes. Kiliçdaroglu a promis de nous trancher la gorge ; Erdogan nous étrangle lentement avec un fil de soie. »