En Turquie, le rire comme alternative aux tensions sociales et politiques – Céline-Pierre Magnani / LE MONDE

Must read

Le stand-up rencontre un succès croissant, porté par les formats vidéo et les podcasts. N’hésitant pas à aborder des sujets tabous, les humoristes turcs se produisent de plus en plus à l’étranger, soutenus par la diaspora.

LE MONDE, le 28 juillet, 2024

L’heure de la représentation approche. La file d’attente s’allonge devant le Ses Tiyatrosu (littéralement, « théâtre de la voix »), haut lieu de la comédie, situé sur la grande avenue Istiklal, au cœur d’Istanbul. En coulisses, Deniz Göktaş, 30 ans, fait les cent pas dans sa loge. Une épaisse moustache noire donne une fausse sévérité à son visage. Il répète, à voix basse, son texte. « C’est ma quatrième représentation ici, mais cela m’impressionne toujours de venir jouer sur cette scène », reconnaît-il, nerveux.

Le jeune humoriste vit du stand-up depuis trois ans désormais, mais il ne s’est toujours pas débarrassé de sa timidité. Et jouer au Ses Tiyatrosu, d’une capacité d’environ cinq cents places, restauré en 1989 par le célèbre humoriste Ferhan Şensoy (1951-2021), reste un privilège. A peine devant le public, sa fébrilité semble s’évanouir et le voilà parti pour une heure et demie de show devant une salle comble.

« Tout le monde s’affole parce que Hüda Par [parti islamiste radical du Sud-Est kurde régulièrement accusé d’actes de violence] est au Parlement… mais, au moins, il y a des vigiles à l’entrée et des caméras de surveillance dans le Parlement ! C’est à l’extérieur qu’ils font flipper. Imaginez qu’ils soient parmi nous ! », lance-t-il, déclenchant de grands rires.

Au fond de la salle, Enes Uysal, 35 ans, se tient debout, les bras croisés, et ne quitte pas son poulain des yeux. D’origine turque, ayant grandi en Australie, ce grand amateur de stand-up a ­sillonné la ville au début des années 2010 pour dénicher des scènes qui puissent étancher sa soif d’histoires et de bons mots. Sans succès. Alors il s’est remonté les manches et a fondé, il y a cinq ans, le TuzBiber comedy club avec son complice, Aksel Gürel.

L’équipe compte désormais une vingtaine d’employés qui gèrent près de soixante-dix comédiens et ­organisent jusqu’à cent soixante-dix représentations par mois, en Turquie et de plus en plus à l’étranger. « Historiquement, le ­succès de la comédie est lié aux grandes crises économiques », observe-t-il. La Turquie ne fait pas exception avec une inflation vertigineuse qui mine le pouvoir d’achat des franges les plus défavorisées et des classes moyennes. Disponible sur YouTube ou sur les plates-formes audio, le stand-up s’impose comme un divertissement accessible. « Le deuxième facteur déterminant, c’est le rôle de Netflix, qui a beaucoup diffusé de stand-up ces dix dernières années », complète-t-il.

Textes relus par des avocats

Les formats vidéo et les podcasts ont ouvert une brèche dans laquelle le milieu de l’humour et du stand-up s’est engouffré. Mais, dans une société très polarisée, l’humour aussi a ses lignes rouges. La relecture des textes par des avocats s’est imposée comme incontournable pour éviter des procès. La comédienne Pinar Fidan, de confession alévie, un courant de l’islam marginalisé par les cercles sunnites, avait été poursuivie par la justice à la suite de plaintes d’associations alévies pour une plaisanterie acide sur les persécutions subies par cette communauté religieuse minoritaire.

Lire aussi | En Turquie, une génération d’avocates à l’épreuve d’une justice politisée

Pour autant, Enes Uysal assure qu’il craint moins les poursuites judiciaires que de potentielles violences physiques de la part d’individus à la sortie des représentations. Les comédiens et la société TuzBiber sont en effet régulièrement menacés par des anonymes sur les réseaux sociaux. Certaines thématiques reviennent dans la majorité des spectacles : la question kurde, les tensions entre camps laïque et conservateur, les rapports hommes-femmes, l’autocensure et la réduction des espaces de libre expression dans un contexte autoritaire…

Le stand-up offre ainsi une parenthèse, un moment cathartique que Deniz Göktaş qualifie volontiers de « thérapie de groupe ». « Les spectateurs me disent souvent que, grâce au stand-up, ils se sentent moins seuls, poursuit-il. Politiquement, les gens ont besoin de ça, car les représentations offrent un espace plus politique, moins censuré, où on peut parler de sexualité, par exemple, et d’autres sujets tabous. C’est ce qui fait son succès. » « Plus il existe une pression politique, plus les gens essaient de fuir et tentent de trouver des fenêtres pour respirer », confirmeHakan, ingénieur de 27 ans, à la sortie de la représentation de Deniz Göktaş.

Lire aussi | Turquie : le juge Arslan, figure du combat pour l’indépendance de la justice, est maintenu en prison

Dans les coulisses, le comédien reprend ses esprits avant de repartir sur scène pour la deuxième représentation de la soirée. Le réalisateur Emin Alper (Burning Days, 2023), venu assisté au spectacle, vient de passer dans la loge pour le féliciter. Le monde du cinéma et de la publicité s’intéresse de près au jeune prodige, qui cumule désormais plus de cent trente et un mille abonnés sur Instagram.

Dans quelques jours, Deniz Göktaş et Enes Uysal partiront, début août, à la conquête des scènes londoniennes. Ce ne sera pas la première fois, car la formule TuzBiber s’exporte bien. Les vagues de migration de Turquie vers les grandes capitales européennes (Berlin, Amsterdam, Paris…) et nord-américaines ont fait grossir les rangs des spectateurs potentiels de Deniz Göktas et des autres stars du stand-up. « Je me suis même produit en turc au Jamel Comedy Club, à Paris, et la salle était pleine à craquer », se souvient-il, preuve que son public se trouve aujourd’hui autant en Turquie qu’à l’étranger. Un constat qui le touche, mais qu’il qualifie aussi de « triste » sur ce qu’il dévoile de l’absence de perspectives qu’offre ­désormais le pays à la jeunesse.

More articles

Latest article