Spécialiste de la Turquie, Nora Seni estime dans une tribune au « Monde » que les élections présidentielle et législatives du 14 mai laissent apparaître un pays scindé en deux. Le président sortant Recep Tayyip Erdogan a aggravé le clivage entre musulmans conservateurs et laïcs. Le Monde du 23 mai 2023.
En Turquie, 93 % des électeurs se sont rendus aux urnes le 14 mai pourles élections présidentielle et législative. Ce taux de participation a été salué, notamment par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, comme le témoignage d’un esprit civique et démocratique bien ancré dans les usages des citoyens turcs.
De l’esprit civique ? Vraiment ? Ne serait-ce pas plutôt le reflet d’une société fortement polarisée, où chacun tremble de subir le pouvoir de la partie adverse ? Que craignent ces fragments antagonisés de la société ? Les musulmans conservateurs redoutent avant tout de perdre la considération sociale et le rang privilégié dont ils bénéficient depuis l’arrivée aux affaires de Recep Tayyip Erdogan, en 2002.
Citoyens musulmans conservateurs, sunnites, pratiquants, c’est à eux que s’adressent les largesses de l’actuel président, candidat à sa succession pour la troisième fois, qui se prépare en ce moment au second tour de la présidentielle, prévue pour le 28 mai. La politique de Recep Tayyip Erdogan concernant le logement a résorbé l’habitat informel et insalubre, favorisé l’accession à la propriété, amélioré sensiblement les conditions de l’hôpital public.
Une Turquie divisée entre « nous » et « eux »
Il a ainsi fait émerger cette nouvelle classe moyenne qui lui doit tout. Cependant, plus que l’aisance économique dont il l’a gratifiée, le président a scellé la gratitude et la fidélité à toute épreuve de cette classe en valorisant et en réifiant son conservatisme, sa religiosité, ses usages de nouveaux citadins.
Il l’a assignée à un islam décomplexé, qui se donne à voir par l’accomplissement des rites religieux, par des sociabilités et des usages récréatifs non mixtes, proscrivant l’alcool et les lieux où il est consommé, ainsi que par le port du foulard pour les femmes. Il leur a délégué le droit de dire les usages licites dans le quartier, de représenter l’idéal type de la collectivité nationale. C’est à cela que ses partisans craignent d’avoir à renoncer et c’est ce qui fonde leurs aspirations qu’Erdogan s’est appliqué à exalter et qu’il est le seul à pouvoir combler. Ils constituent le « nous » qui, dans la grammaire du président, sert à générer du « eux » et à l’invectiver.
« Eux », ce sont les laïcs, ouverts sur l’Occident, et qui suffoquent de l’absence de libertés et d’Etat de droit. « Eux » appréhendent l’abandon de la pensée rationnelle et même scientifique au profit des croyances, redoutent la pression des conservateurs sur leurs usages et leurs modes de vie. Ils ont dû abandonner leur place de citoyens représentatifs de la Turquie républicaine au profit des musulmans conservateurs.
La stratégie de la politique de la polarisation
Désormais, ils craignent un islam politique légitimé par les élections. Ces deux populations vibrent pourtant de concert devant leur petit écran pour les mêmes séries TV, communient dans la même prédilection pour les centres commerciaux. On aurait pu penser qu’elles finiraient par converger dans un vivre-ensemble qui semblait possible.
C’était compter sans la stratégie de polarisation chère au régime d’Erdogan. Celui-ci s’est appliqué à cliver la population en assignant conduites et identités qui les éloignent les uns des autres, les crispent dans des postures et des aspirations antagoniques.
Tout récemment, le ministre de la justice, Bekir Bozdag, ne prédisait-il pas qu’en cas de victoire de leur candidat, il y aurait « ceux qui sabreront le champagne, tandis que d’autres se prosterneront, front pur à terre pour remercier Allah ». Tous ont couru voter.
Nora Seni a fondé en 2017 le journal en ligne Observatoire de la Turquie contemporaine.