« La responsable du parti CHP à Istanbul a été condamnée à près de cinq ans de prison pour « insulte au président », un an avant les élections prévues en juin 2023 » dit Marie Jégo dans Le Monde du 14 mai 2022.
Poursuivis, condamnés, menacés d’inéligibilité, les opposants politiques du président turc, Recep Tayyip Erdogan, se retrouvent dans le viseur de la justice à environ un an de la présidentielle, prévue en juin 2023. Principale formation d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) est particulièrement ciblé.
Canan Kaftancioglu, sa représentante pour la ville d’Istanbul, a été condamnée en appel, jeudi 12 mai, par la Cour suprême à quatre ans et onze mois de prison pour « insulte au président », « insulte à la fonction publique » et « insulte à l’Etat turc ».
Les accusations contre elle ont été établies sur la base de tweets publiés entre 2012 et 2017. Dans l’un d’eux, l’opposante critiquait l’absence d’enquête sur la mort de Berkin Elvan, un garçon de 14 ans, touché mortellement par une grenade lacrymogène lors des manifestations antigouvernementales du mouvement de Gezi en 2013.
Frappée d’inéligibilité
« Nous respirerons ensemble quand nous rétablirons l’Etat de droit », a écrit l’opposante sur Twitter à l’énoncé du verdict. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, a pour sa part dénoncé une « décision politique ». « Je suis derrière notre présidente », a-t-il tweeté jeudi.
Laissée en liberté pour le moment, Canan Kaftancioglu se retrouve néanmoins frappée d’inéligibilité, ce qui pénalise le parti à la veille d’élections – présidentielle et législatives – cruciales. De plus en plus critiqué pour sa mauvaise gouvernance économique (70 % d’inflation), le gouvernement islamo-conservateur craint la montée en puissance de l’opposition, réunie autour d’un projet commun, à savoir l’abolition du système présidentiel absolutiste mis en place par M. Erdogan.
Depuis le début de ses déboires judiciaires, l’opposante, âgée de 50 ans et médecin légiste de formation, dénonce un « procès politique » visant à la punir pour son rôle dans la victoire de l’opposition aux municipales à Istanbul en 2019. Les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP), fondé et dirigé par M. Erdogan, n’ont jamais digéré la perte d’Istanbul aux municipales du printemps 2019, remportées par Ekrem Imamoglu, le candidat du CHP.
Canan Kaftancioglu avait joué un rôle décisif dans la victoire de celui-ci. Elle était, selon la presse progouvermentale, « la femme derrière Imamoglu ». « Depuis, l’AKP m’a accroché une cible dans le dos », avait-elle confié au Monde en 2021.
« Erdogan accentue la répression, car il perd du terrain en raison de la crise économique qui monte. L’AKP tente de se venger d’avoir perdu Istanbul en envoyant Canan Kaftancioglu en prison », a commenté jeudi sur Twitter Seren Selvin Korkmaz, du groupe de réflexion IstanPol. La condamnation de cette alliée d’Ekrem Imamoglu illustre la volonté des autorités d’affaiblir le maire, donné par les sondages comme l’homme politique le plus à même de détrôner le président Erdogan en 2023.
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Pluie d’enquêtes et procés douteux
Les enquêtes judiciaires pleuvent. Tous les coups sont permis. En 2021, l’édile a été poursuivi pour « comportement irrespectueux » après avoir croisé les mains derrière le dos alors qu’il visitait le tombeau d’un sultan ottoman. Le 1er juin, un tribunal d’Istanbul statuera sur son cas dans une autre affaire, concernant des « insultes » qu’il aurait proférées à l’encontre de la commission électorale à la suite de l’annulation injustifiée du premier tour des municipales en 2019. Il risque quatre années de prison.
La sentence infligée à Canan Kaftancioglu renforce l’argument de l’opposition selon lequel le système judiciaire est devenu l’instrument de vengeance du président Erdogan, soucieux de faire taire les opposants qui lui font de l’ombre. Ainsi Selahattin Demirtas, l’ancien chef du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde), qui s’est présenté par deux fois à la présidentielle contre M. Erdogan, en 2014 et en 2018, est en prison depuis 2016, accusé de « terrorisme » sur la seule foi de ses discours.
Au début du mois de mai, le philanthrope Osman Kavala, emprisonné depuis 2017, a été condamné par un tribunal d’Istanbul à une peine de prison à vie incompressible au terme d’un procès douteux, indigne d’un Etat de droit. Figure de la société civile, M. Kavala a été reconnu coupable d’avoir tenté de « renverser » le gouvernement à travers son soutien aux manifestants du mouvement de Gezi en 2013, ce qu’il nie.
Sept autres prévenus, l’architecte Mücella Yapici, la documentariste Çigdem Mater, le militant des droits civique Ali Hakan Altinay, la réalisatrice Mine Özerden, l’avocat Can Atalay, l’universitaire Tayfun Kahraman et le fondateur de plusieurs ONG turques Yigit Ali Emekçi ont été condamnés à dix-huit ans de prison chacun pour complicité du même chef d’accusation.
Le Monde, 14 mai 2022, Marie Jégo, Photo/Adem Altan/AFP