Le séisme et la crise économique ont entamé la popularité du chef de l’Etat, avant les élections présidentielle et législatives du 14 mai. Sur la scène internationale, sa politique d’équilibriste face aux Etats-Unis et à la Russie semble atteindre ses limites. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 30 mars 2023.
Quelque chose est en train de changer en Turquie. Quelque chose qui n’est pas, ou pas encore, la fin des vingt ans de règne de Recep Tayyip Erdogan, qui n’est pas non plus la nature du régime politique devenu de plus en plus autoritaire, mais qui définit déjà le climat dans lequel se déroule la vie publique du pays. A l’approche d’élections cruciales, présidentielle et législatives, le 14 mai, la machine de l’Etat semble peiner à se mettre en mouvement, freinée par la lourdeur de ses contraintes autant que par une opposition requinquée. Freinée aussi par l’étroitesse de ses marges de manœuvre, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières.
Frappé par la catastrophe du tremblement de terre du 6 février, par une crise financière qui n’en finit pas et par un manque de liquidités étrangères, le pouvoir du président Erdogan et de son Parti de la justice et du développement (AKP) enregistre, jour après jour, des résultats en net recul dans les enquêtes d’opinion.
Depuis le séisme, les sondages donnent quasi unanimement une même tendance favorable à une alternance politique, où le candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, devance de 3 à 6 points le chef de l’Etat, voire l’emporterait dès le premier tour. Chose inimaginable il y a encore à peine deux mois. « Le tremblement de terre a changé la donne, affirme le politiste Berk Esen, professeur à l’université Sabanci, à Istanbul, parce qu’il a consolidé le soutien àKiliçdaroglu et démontré l’incompétence du gouvernement. » Lire le portrait : Article réservé à nos abonnés Turquie : Kemal Kiliçdaroglu, opiniâtre opposant à Erdogan
Mais ce n’est pas tout. Cette catastrophe est, selon l’essayiste et économiste Mehmet Altan, « un événement charnière dans notre histoire ». « Elle a révélé aux yeux du monde le pouvoir turc tel qu’il est, c’est-à-dire l’autorité d’un seul homme, n’agissant que pour sa propre survie à la tête du pays, souligne-t-il. Vu le résultat, la politique d’équilibriste du président semble avoir atteint ses limites, tant en Turquie que sur la scène internationale. »
Une « neutralité prorusse »
En quelques semaines, le chef de l’Etat a vu s’accumuler les nuages. D’abord avec les Etats-Unis et la visite du secrétaire d’Etat, Antony Blinken, à Ankara, le 20 février. Peu d’éléments ont filtré lors de la rencontre avec son homologue turc, Mevlüt Çavusoglu, mais on a appris, quinze jours plus tard, que la Turquie avait subitement cessé tout transit ou acheminement vers la Russie de biens et de marchandises soumis aux sanctions contre la Russie. Une décision prise sans communiqué officiel ni déclaration des autorités. L’annoncer serait« admettre une part de culpabilité », a expliqué au journal russe Izvestia, le 10 mars, un logisticien du commerce maritime.
Mises en garde à de nombreuses reprises par Washington et les Européens, les autorités turques avaient jusqu’à cette date fait la sourde oreille et profité à plein de l’extension du commerce avec la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022. La valeur des échanges de marchandises entre les deux pays a augmenté de près de 200 % en un an. Dès le premier jour de l’agression, la Turquie avait condamné l’attitude de Moscou, appelé Vladimir Poutine à quitter la Crimée, mais, tout en étant membre de l’OTAN, n’avait appliqué aucune sanction économique contre la Russie. Une façon pour M. Erdogan de rester dans une sorte de zone grise, en conformité avec sa « neutralité prorusse », selon les mots d’un diplomate occidental à Ankara. Jusqu’à ce mois de février. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés En Turquie, Erdogan, le diplomate acrobate, remis en selle par la guerre en Ukraine
Peu avant la visite d’Antony Blinken, la Maison Blanche avait dépêché sur place le sous-secrétaire au Trésor pour le terrorisme et le renseignement financier, Brian Nelson, pour inciter le gouvernement turc à se conformer plus strictement aux sanctions internationales. Les pressions en coulisse ont redoublé. Un haut responsable du Pentagone serait même venu à Ankara pour signifier en substance, selon plusieurs sources, à ses interlocuteurs turcs de rentrer dans le rang, au risque d’être traduit devant des cours internationales.
« Il sait qu’il aura un besoin vital d’argent »
Mieux, le 14 mars, des sites spécialisés annoncent que la Turquie vient d’interrompre, là encore subitement, la fourniture de carburant et de services connexes aux avions russes. La décision a été prise conformément à la lettre du département américain du commerce, qui explique que ces opérations sont interdites pour les aéronefs privés, cargo et commerciaux contenant plus de 25 % de matières premières d’origine américaine s’ils sont destinés à la Russie et à la Biélorussie. Tous les avions Airbus et Boeing des compagnies russes sont concernés.
Ce même jour, autre surprise de taille, dans un article du quotidien Milliyet, le patron d’Aselsan Elektronik Sanayi, la fine fleur de l’industrie militaire turque, Haluk Görgün, annonce que la Turquie n’a pas besoin des missiles russes S-400 et que son groupe fabrique un « système de défense aérien ». De quoi, évidemment, ravir Washington. Depuis l’acquisition, en 2019, de ces missiles antiaériens russes, conçus à l’origine pour détruire les avions de l’OTAN, Ankara s’était considérablement démarqué de l’Alliance, créant une situation hors norme au sein de l’organisation. Son retour accéléré dans le giron atlantiste, après le déclenchement de la guerre en Ukraine, avait suscité quelques soulagements.
La bascule est presque complète, les signaux, en tout, cas sont clairs. Le président turc cherche les bonnes grâces des Occidentaux. « Il sait qu’il aura un besoin vital d’argent et du soutien des Américains et des Européens dans un futur proche, ne serait-ce que pour la zone sinistrée du séisme », souligne le haut diplomate en poste dans la capitale turque. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Séisme en Turquie : des années de corruption et de laisser-faire fragilisent Erdogan
Autre concession, M. Erdogan annonce soutenir l’adhésion de la Finlande au traité transatlantique. Certes, le président turc s’oppose toujours à l’entrée de la Suède, mais, après des mois de blocages et de tractations, le geste du chef de l’Etat se veut un message fort auprès de la communauté internationale. En écho, plusieurs capitales européennes, dont Athènes, font état d’un adoucissement dans le verbe des dirigeants turcs sur certains sujets sensibles.
« C’est un échec sur toute la ligne »
A Moscou, un tout autre son de cloche se fait entendre. En visite au Kremlin, le 15 mars, le dirigeant syrien, Bachar Al-Assad, s’est montré une nouvelle fois inflexible à l’idée d’une rencontre avec M. Erdogan avant les élections du 14 mai, une demande expresse de l’entourage du président turc. Ce refus n’est pas une surprise, le dictateur syrien conditionne toute rencontre avec le dirigeant d’Ankara au retrait des troupes turques stationnées dans le nord du pays. « L’objectif d’Erdogan est sa réélection, nous, c’est la paix, déclare alors Bachar Al-Assad. S’il veut un compromis avec nous, il doit retirer ses soldats du nord du pays et stopper son soutien aux terroristes [les factions anti-Assad]. » Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Bachar Al-Assad, expert en diplomatie du séisme
Certains analystes relèvent un manque d’engagement de la part de Vladimir Poutine dans ce processus de réconciliation entre les deux dirigeants, qu’il a pourtant appelé de ses vœux à plusieurs reprises. « Poutine n’est plus sûr de la victoire d’Erdogan aux élections, il n’a donc plus besoin de faire pression sur Assad pour les besoins d’Ankara, affirme Fehim Tastekin, expert de longue date du Moyen-Orient et journaliste à Gazete Duvar. Poutine prend également en compte le fait qu’Erdogan manœuvre auprès de l’OTAN, de Bruxelles et de Washington, tout en l’ignorant. Après son revirement vis-à-vis de Damas, Erdogan comptait sur les pressions de Moscou. C’est un échec sur toute la ligne. » La réunion des 15 et 16 mars, qui devait réunir les secrétaires d’Etat adjoints aux affaires étrangères iranien, russe, syrien et turc, a été annulée.
Certes, le 18 mars, grâce à la médiation turque, Moscou a donné son feu vert à l’extension de l’accord sur l’exportation de céréales d’Ukraine, signé pour la première fois en juillet 2022. Mais, cette fois, Vladimir Poutine n’a accordé qu’une prolongation de soixante jours, au lieu des cent vingt demandés par Ankara. Deux jours plus tard, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, annonçait que le projet de centre gazier en Turquie allait prendre du retard. « Le projet est complexe », a-t-il dit, ajoutant que la Turquie avait, avec le tremblement de terre et ses suites, « d’autres priorités pour le moment ».
Pour M. Altan, le président turc se trouve aujourd’hui dans une double impasse. « En restant trop proche de la Russie, Erdogan a perdu la confiance des démocraties et du monde occidental. La Russie, elle, s’est durcie lorsqu’il a voulu se rapprocher de l’Occident. En voulant appuyer sur toutes les touches du clavier en même temps, pour reprendre une expression turque, il s’est lui-même brûlé les doigts. » L’un des plus grands talents de M. Erdogan a toujours été sa capacité à transformer les crises en opportunités. A moins d’un mois et demi d’un scrutin décisif, le dirigeant turc aura fort à faire pour retrouver toute sa dextérité.