« L’attaque de l’avenue Istiqlal, le 13 novembre, fait craindre à la population une séquence identique à celle qui, à partir de l’été 2015, a vu le pays se déchirer » rapporte Ariane Bonzon dans Slate du 18 novembre 2022.
À sept mois des prochaines élections, l’attentat de l’avenue Istiqlal du 13 novembre, qui a fait six morts et quatre-vingt-un blessés à ce jour, ranime le spectre des années 2015-2016.
À l’époque, confrontée aussi à des enjeux électoraux cruciaux, la Turquie avait connu une longue séquence de terreur, un engrenage d’attentats, d’attaques et de massacres, un assassinat politique et une tentative de coup d’État. Depuis dimanche, alors que le ministre turc de l’Intérieur accuse les nationalistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’UE et des États-Unis) d’être les auteurs de l’attentat d’Istiqlal, la crainte est grande que l’histoire se répète.
Retour en 2015
Rappel des faits: alors que les élections de juin 2015 se profilent, le gain électoral sur lequel Recep Tayyip Erdoğan table grâce aux négociations qu’il a lancées avec les Kurdes depuis 2009 n’est plus si évident. À l’intérieur, le Parti démocratique des peuples (HDP), une coalition dont le noyau dur est constitué par les nationalistes kurdes –dont certains mais pas tous sont alignés sur le PKK– rencontre un fort soutien de la part de la gauche et même de certains libéraux (au sens anglo-saxon du terme). Ces derniers s’opposent également à la nouvelle constitution présidentialiste et autocratique souhaitée par Erdoğan. Dès lors, le HDP pourrait bien dépasser la barre fatidique des 10% (au niveau national) et se trouver représenté au sein du Parlement.
Résultat: dès mars 2015, lors d’un dernier round de négociation au palais de Dolmabahçe, Erdoğan fait la sourde oreille aux propositions concrètes avancées par la partie kurde. Il stoppe les négociations avec leur leader emprisonné depuis 1999, Abdullah Öcalan, et ferme les yeux lorsque les permanences du HDP sont attaquées par les ultra-nationalistes turcs. Il faut dire aussi que le paysage –et les rapports de force– ont profondément changé depuis 2009, en particulier à cause de la guerre en Syrie.
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Car Bachar el-Assad, confronté à partir de 2011 à un soulèvement révolutionnaire et populaire, a laissé les nationalistes kurdes prendre le contrôle du nord syrien. La perspective d’une zone kurde autonome, le Rojava, s’y précise, faisant rêver les jeunes Kurdes de Turquie qui traversent la frontière en direction de Kobané à partir de la fin 2014 pour prêter main-forte au combat contre Daech.
Parallèlement, l’encadrement des Unités de protection du peuple (YPG, branche armée du mouvement kurde syrien) est assuré par les Forces de défense du peuple (HPG, branche armée du PKK) beaucoup plus expérimentées. C’est aussi leur détermination et leur commandement unifié non lié à l’islamisme qui conduisent les États-Unis à choisir les nationalistes kurdes pour se battre au sol en Syrie dans le cadre de l’alliance internationale anti-Daech dirigée par Washington (et à laquelle la France appartient). Une trahison américaine –mais aussi française– aux yeux d’Ankara, membre de l’OTAN, qui combat les visées séparatistes du PKK en Turquie.
Au prix de centaines de pertes et avec un courage remarquable face au groupe État islamique, l’engagement anti-Daech du PKK-YPG –qui acquiert un savoir-faire en matière de guérilla urbaine– se trouve célébrée en une de la presse occidentale, en particulier grâce à ses jeunes combattantes.
L’avancée du parti kurde, un choc pour Erdoğan
En juin 2015, avec 13,12% des voix et quatre-vingt députés, autant que le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite turque), le très beau score du HDP est un choc. Une coalition gouvernementale semble introuvable. Au risque de faire dégénérer la situation, Erdoğan choisit de jouer la carte ultra-nationaliste turque. De nouvelles élections sont appelées pour novembre 2015. Entre les deux scrutins, le pays va s’enfoncer dans la violence.
Le 20 juillet 2015, le groupe État islamique commet un attentat-suicide à Suruç, ville turque située près de la frontière syrienne, provoquant la mort de trente-trois jeunes activistes venus aider à la reconstruction de la ville de Kobané. En représailles, le PKK assassine deux policiers qu’il accuse de complaisance vis-à-vis de Daech. L’armée turque multiplie les raids sur les bases du PKK en Irak. C’est l’engrenage.
Les militants du PKK lancent une insurrection dans plusieurs villes du sud-est de la Turquie, déclarées zones autonomes. Certains édiles du Parti de la paix et de la démocratie, la déclinaison locale du HDP (plus de 50% des voix dans la région), ferment les yeux sur l’utilisation des équipements municipaux pour creuser des barricades et ériger des tranchées. Les cadres militaires du PKK sont mobilisés ailleurs, en Syrie contre Daech, mais les jeunes volontaires kurdes apprennent l’utilisation des engins explosifs improvisés et multiplient les voitures-suicides.
L’engrenage de la terreur
La riposte est terrible. Un combat urbain particulièrement acharné s’engage avec l’intervention des unités contre-terroristes qui font face à des militants kurdes bien plus formés au combat urbain qu’attendu grâce au retour d’expérience de la Syrie. 700 policiers y meurent, ainsi que près d’un millier de militants du PKK. Des quartiers entiers sont détruits dans les affrontements et, selon certaines estimations, jusqu’à 400.000 habitants ont été déplacés.
Cet engrenage de la terreur porte ses fruits: les libéraux se détachent du HDP, d’autant que la direction du parti n’a pas vraiment pris ses distances avec l’insurrection urbaine soutenue par le PKK. En octobre 2015, c’est à Ankara, la capitale, que le groupe État islamique frappe cette fois, faisant plus de 100 morts et 500 blessés parmi les manifestants, syndicalistes, militants et activistes kurdes ou de gauche. Le président Erdoğan est tour à tour accusé par la gauche désarçonnée d’incompétence, de laisser-faire, voire de complicité dans les attentats djihadistes.
Aux élections de novembre 2015, le HDP chute de trois points et perd 21 sièges de députés. Le parti d’Erdoğan, le Parti de la justice et du développement (AKP) en gagne 50, ce qui ne lui permet toujours pas d’obtenir à lui seul la majorité absolue. L’alliance avec les ultra-nationalistes turcs d’extrême droite du MHP s’impose.
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Résultat: la répression anti-kurde s’étend. Des milliers d’instituteurs et d’universitaires sont suspendus pour «collaboration avec le PKK», sans parfois qu’aucune procédure criminelle ne soit ouverte à leur égard. Les médias kurdes sont fermés à tour de bras, les journalistes poursuivis.
La tentative du coup d’État du 15 juillet 2016, attribuée aux gulénistes, permet d’amplifier la répression. Bien que les Kurdes n’aient rien à voir avec ce putsch raté, ils vont en être aussi les victimes. L’heure est à l’union nationale face à tout ennemi de l’intérieur supposé. Le Parti républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste) se joint au vote de la levée de l’immunité de plusieurs députés du HDP.
L’état d’urgence est décrété. Des procédures sont lancées tandis que le ministère de l’Intérieur destitue des dizaines de maires kurdes du HDP, et leur substitue non pas des élus mais des fonctionnaires, permettant à l’AKP de reprendre le contrôle des villes du sud-est kurde. Erdoğan, qui va pouvoir mener à terme son projet présidentialiste, apparaît comme le grand bénéficiaire du pourrissement de la situation.
Le PKK, coupable tout désigné
Aujourd’hui, sept années plus tard, les mêmes spéculations émergent à la suite de l’attentat de l’avenue Istiqlal. Les forces qui pourraient avoir intérêt à fragiliser le président Erdoğan et la Turquie n’ont pas disparu: Daech, l’Iran, la Syrie, le PKK, dont plusieurs dizaines d’hommes et femmes ont été tués par le pilonnage régulier des drones turcs de l’autre côté de la frontière depuis plusieurs semaines, des groupes djihadistes syriens mécontents du traitement que leur auraient infligé les protégés d’Ankara à Afrin. Mais certains Turcs se souviennent des nombreux attentats fomentés dans le passé par des forces occultes liées à l’État afin de faire basculer une situation. Ils se méfient.
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À la suite de la vingtaine d’arrestations qui ont été menées quelques heures à peine après l’attentat du dimanche 13 novembre, le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, désigne immédiatement le PKK. D’Irak, ce dernier, tout comme en Syrie le PYD qui a émis, c’est à noter, son propre communiqué, nie toute responsabilité. Le profil de la suspecte qui aurait déposé la bombe sur un banc de l’avenue Istiqlal ne correspond effectivement pas à celui d’une militante «classique» du PKK, de celles qui ont y il a quelques semaines encore attaqué un poste de police dans le sud-est du pays, faisant trois morts –un policier et elles-mêmes.
Autre élément troublant: la suspecte se serait entretenue au téléphone avec un membre du parti d’extrême droite ultranationaliste, le MHP. Cela ouvre la voie à de multiples conjectures: manipulation? Infiltration?
Que le ministre de l’Intérieur proclame que la poseuse de bombe d’Istiqlal a «reçu ses ordres à Kobané», c’est-à-dire du PKK, permettra-t-il au président Erdoğan, alors que Russes et Américains y sont opposés, de lancer enfin l’intervention militaire qu’il veut mener sur cette ville symbole? Cette conquête lui permettrait de relier les territoires qu’il contrôle au nord de la Syrie et lui assurerait un gain électoral.
Un narratif électoral élaboré
En tout cas, au lendemain de l’attentat d’Istiqlal, le récit de Süleyman Soylu coche toutes les cases du narratif électoral pointant l’ennemi intérieur, kurde, et les ennemis extérieurs, Grèce et États-Unis. Cette récupération politique devrait prendre de l’ampleur au fur et à mesure que le pays se rapprochera des élections de juin 2023. Car plus encore qu’en 2015, celles-ci ne s’annoncent pas sous les meilleurs auspices pour le pouvoir en place. La situation économique, très dégradée, pourrait compromettre la victoire de Recep Tayyip Erdoğan. Un attentat du PKK et c’est le retour des indécis du côté du président, perçu comme fort sur fond de semblant d’unité nationale retrouvée.
Pour autant, l’hypothèse d’un attentat décidé par le PKK (ou par ses fameux Faucons de la liberté du Kurdistan(TAK), dévoués à ce genre de frappe aveugle) ne peut être écartée d’un revers de main. Selahattin Demirtaş, leader du HDP, emprisonné depuis 2016, joue de plus en plus sa propre partition en se distançant de Qandil [le QG du PKK en Irak, ndlr]. Sa détention lui a fait gagner une certaine aura auprès de la base qui n’a eu longtemps d’yeux que pour Abdullah Öcalan, l’autre prisonnier et icône de la cause kurde.
Si la responsabilité de la direction du PKK était confirmée, aurait-elle, comme peut-être en 2015, cherché à couper l’herbe sous le pied de Selahattin Demirtaş? Se méfierait-elle du surcroît de légitimité que la prison apporte au jeune leader du HDP? Ce n’est pas totalement impossible.
C’est cependant ceux qui font du HDP une officine du PKK qui vont tirer profit de cet attentat supposé signé par le PKK, en demandant par exemple l’accélération de la procédure de dissolution engagée contre le parti kurde devant la Cour constitutionnelle. Cela serait électoralement tout bénéfice pour l’AKP.
En 2015, le climat de terreur causé par l’engrenage attentats-violence-répression a permis la victoire de l’AKP et le renforcement de l’autoritarisme du président turc. Quel que soit l’auteur de l’attentat du dimanche 13 novembre 2022, on ne peut exclure que celui-ci ouvre une nouvelle séquence terriblement identique à celle tragique de 2015-16. Et on comprend l’inquiétude de la population turque.
Slate, 18 novembre 2022, Ariane Bonzon, Photo/Kemal Aslan/Reuters