IstanbulIstanbul (Turquie).– Ces derniers mois, les Turcs avaient pris la triste habitude de se réveiller avec l’annonce des dernières arrestations visant pêle-mêle des militants de la gauche radicale et des grands patrons, des journalistes, des artistes, des avocats ou de simples auteurs d’un post sur le réseau social X interprété comme une « insulte au président de la République » ou une « apologie du terrorisme ».
Mais la répression tous azimuts qui frappe l’opposition et la société civile turques a pris un nouveau tournant mercredi 19 mars. Au matin, c’est le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, qui poste une vidéo sur son compte X, depuis son dressing, ajustant sa cravate, tandis que plusieurs dizaines de policiers tambourinent à la porte de son domicile.
« C’est à la porte de 16 millions de Stambouliotes qu’ils sont en train de sonner », lance l’édile, qui dénonce « l’instrumentalisation des forces de police » et affirme : « Je ne me laisserai pas abattre, je reste debout et je m’en remets à mon peuple. » Dimanche 23 mars, Ekrem İmamoğlu devait se voir investir comme futur candidat à la présidentielle lors du congrès de son parti, le CHP (parti laïc et nationaliste fondé par Mustafa Kemal Atatürk).
Une nomination acquise d’avance puisque son principal rival, le très droitier maire CHP d’Ankara, Mansur Yavaş, avait jeté l’éponge et devait hypothétiquement lui servir de bouclier face à la multiplication des procédures judiciaires à son égard.
Deux chefs d’accusation et un diplôme annulé
Originaire de la très conservatrice région de la mer Noire (comme la famille du président Recep Tayyip Erdoğan), Ekrem İmamoğlu était inconnu du grand public avant son élection surprise à la mairie d’Istanbul en 2019. Le pouvoir avait alors fait annuler les élections, qu’il avait à nouveau remportées de manière encore plus éclatante deux mois plus tard, acquérant immédiatement une popularité nationale.
Réélu haut la main en mars 2024, il avait déjà été condamné à deux ans et sept mois de prison et à une interdiction de la vie politique en décembre 2022, dans le cadre d’un procès dans lequel il était accusé d’avoir répondu aux insultes du ministre de l’intérieur de l’époque en le qualifiant « d’idiot ». L’appel est toujours en cours.
Cette fois, il se trouve sous le coup de deux nouveaux chefs d’inculpation : celui de « direction d’une organisation criminelle » et « d’aide à l’organisation terroriste du PKK ». L’opération de police, qui a conduit à cent six autres arrestations simultanées dans la ville (dont deux maires d’arrondissements), vise notamment des faits allégués de fraude sur les marchés publics et l’embauche à la mairie de personnes suspectées de « terrorisme » pour de prétendus liens idéologiques avec la guérilla kurde du PKK.
La veille, pour faire bonne mesure, ou comme prise dans un excès de zèle pour complaire au pouvoir, l’université d’Istanbul avait annoncé révoquer le diplôme décerné trente-cinq ans auparavant au maire de la ville, arguant que son intégration à l’université, après des études commencées en Chypre du Nord, n’avait pas respecté les règles administratives. Une décision qui, dans les faits, empêcherait sa candidature à la présidentielle puisque la Constitution turque exige que tout candidat soit titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur.
« Nous sommes face à l’utilisation de la force pour tenter de contredire la volonté du peuple, c’est une tentative de coup d’État contre le futur président de ce pays », a dénoncé le président du CHP, Özgür Özel.
Mercredi en début d’après-midi, le quartier historique et plutôt conservateur de Fatih, sur la rive européenne du Bosphore, bruissait d’une rumeur inhabituelle en ce mois de ramadan. Plusieurs centaines de personnes y étaient rassemblées devant la mairie, encerclée de dizaines de voitures de police et de blindés anti-émeutes. Quelques kilomètres plus loin, en contrebas, une autre foule plus dense s’agglutinait dans la grande avenue Vatan, barrée par des barricades de police, à proximité du commissariat central où ont été emmenées les personnes interpellées.
« Je ne fais rien de mal, je demande à ce que l’on respecte la démocratie, voilà tout. » Ismail Yilmaz, manifestant de 71 ans
En majorité composée d’étudiants et de retraités, la foule est hérissée de drapeaux turcs, certains à l’effigie de Mustafa Kemal Atatürk, que des vendeurs à la sauvette ont opportunément sortis de leurs baluchons. Les slogans kémalistes « Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal » se mêlent aux slogans traditionnels de la gauche turque « Coude à coude contre le fascisme » ou « Notre résistance vaincra »,et les fanions rouges frappés d’une étoile et d’un croissant aux étendards des syndicats de gauche.
La préfecture d’Istanbul a interdit tout rassemblement pendant quatre jours, les réseaux sociaux comme X, Facebook ou Instagram, ou l’application de messagerie WhatsApp, sont ralentis ou tout bonnement à l’arrêt et les stations de métros qui desservent les environs ont été fermées par les autorités. Ali et Erhan ont 20 ans, ils sont venus à pied, plus tôt dans la matinée, l’université d’Istanbul où ils étudient et qui vient de révoquer le diplôme d’İmamoğlu a été le théâtre de heurts sporadiques avec les forces de l’ordre.
« Nous ne sommes pas membres du CHP, mais nous sommes venus pour dire notre désaccord, c’est ridicule de supprimer son diplôme trente-cinq ans après, à cause d’une erreur qui incombe à l’administration, et c’est encore pire de l’arrêter », considèrent les deux étudiants, qui voient dans le maire de la ville une personnalité charismatique, la seule, selon eux, à même de vaincre le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, dans les urnes.
Ils n’étaient pas encore nés lors de l’arrivée au pouvoir du président turc, en 2002. Ce dernier ne pourrait d’ailleurs en principe pas se représenter pour un nouveau mandat en 2028 mais personne ici ne croit qu’il s’attardera à ce détail constitutionnel. Comme beaucoup, les deux jeunes refusent de donner leur nom de famille, ni même la branche dans laquelle ils étudient.
Ismail Yilmaz, retraité de 71 ans, lui, n’hésite pas à décliner son identité : « Je ne fais rien de mal, je demande à ce que l’on respecte la démocratie, voilà tout », dit-il, un drapeau de Mustafa Kemal Atatürk à la main. « Ce n’est pas gagné, ils ont investi tous les corps de l’État, la justice, la police, l’armée, ils ont même leurs propres forces paramilitaires et ils n’hésiteront pas à les lâcher sur les gens si on leur en donne l’occasion », s’inquiète-t-il.
Non loin de là, Aysu Erver, 64 ans, dit avoir été de tous les combats ces dernières années en Turquie, pour les droits des femmes, des LGBT, ou la défense de la nature, elle se dit révoltée par la « médiocrité » de l’opposition. « Ils nous ont rabâché ces dernières années que tout passait par les urnes, que cela ne servait à rien d’occuper la rue, de manifester, et voilà le résultat, j’espère qu’ils en tireront la leçon ! », s’exaspère-t-elle.
Un virage autoritaire face à une opposition désunie
« C’est un virage autoritaire majeur, la preuve que le pouvoir considère İmamoğlu comme une vraie menace », analyse Berk Esen, politologue à l’université Sabancı d’Istanbul. Pour l’heure, seul le Conseil de l’Europe a condamné officiellement l’arrestation du maire de la ville. « Une chose pareille ne se serait peut-être pas produite avant Trump, mais désormais, la démocratie et la séparation des pouvoirs sont attaquées même aux États-Unis et l’Union européenne à d’autres chats à fouetter que de s’intéresser à la politique intérieure turque », estime-t-il.
Signe d’inquiétude des marchés et des investisseurs étrangers, la Bourse d’Istanbul a largement décroché dès les premières heures de la journée, tandis que la monnaie nationale perdait plus de 10 % de sa valeur face à l’euro et au dollar avant qu’une intervention de la banque centrale n’enraye l’effondrement.
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L’une des forces d’Ekrem İmamoğlu est d’avoir su séduire des franges diverses de l’électorat, chez certains conservateurs, mais aussi parmi les membres de la minorité kurde. La semaine dernière, sa tournée électorale avant le congrès de dimanche l’a mené autant sur les rives de la mer Noire que dans la grande ville kurde de Dİyarbakir. Le soutien du parti prokurde du DEM lui avait permis d’obtenir ses deux victoires à la mairie d’Istanbul.
Mais, sous le coup d’une répression importante et inquiet d’une possible intervention militaire turque contre les Kurdes syriens, le parti est ces derniers temps en pleine négociation avec l’AKP d’Erdoğan et son allié d’extrême droite du MHP. « En faisant le choix de négocier avec le pouvoir en pleine dérive autoritaire, le DEM lui confère une légitimité supplémentaire et rompt l’union de l’opposition », estime Berk Esen. Le DEM a néanmoins condamné l’arrestation et prévu de se réunir le 20 mars pour décider de la marche à suivre.
Avenue Vatan, devant la barricade de police, Aysu Erver applaudit l’arrivée d’un nouveau groupe d’étudiants : « Il faut une opposition unie, mais il faut surtout que les gens arrêtent de se plaindre devant leur télévision et sortent dans la rue », conclut-elle.
Raphaël Boukandoura