Le président, candidat à sa propre réélection, fait usage des moyens de l’État et multiplie les promesses pour gonfler sa popularité auprès des électeurs, rappoete Rémy Trieau dans le Figaro du 5 février 2023.
Malgré un froid mordant, des milliers de mains agitent des drapeaux turcs et font le signe de ralliement des Frères musulmans, quatre doigts levés et le pouce replié contre la paume, pour l’arrivée sur scène de Recep Tayyip Erdogan. Samedi 4 février, à Aydin, une ville de province de l’ouest de la Turquie, le président turc a fait patienter ses partisans plus de deux heures avant de prendre le micro. Au fur et à mesure que ministres et députés se relaient à la tribune pour faire patienter la foule, certains, découragés, tournent les talons avant l’apparition du chef de l’État, laissant une assemblée par endroits clairsemée.
Un foulard à frange orange et blanc traditionnel des campagnes de la région posé sur les épaules, Recep Tayyip Erdogan tente de redonner de l’entrain à ses supporteurs frigorifiés: «Êtes-vous prêts à aller tous ensemble voter le 14 mai et à faire une fois de plus exploser les urnes? Votre soutien est très important!»
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Le président turc est en campagne pour sa réélection. Au pouvoir depuis 2003, d’abord comme premier ministre, il vise désormais un troisième mandat présidentiel, bien que la constitution turque le limite en principe à deux mandats. Le vote aura lieu le 14 mai, en même temps que les élections législatives. À l’approche du scrutin, des mesures gouvernementales économiques au profit des classes populaires ont fait remonter la cote de Recep Tayyip Erdogan dans les sondages. Ainsi, depuis décembre, le salaire minimum a été révisé, passant de 5500 à 8500 livres (soit 415 euros), le traitement des fonctionnaires a augmenté de 30%, tandis qu’un programme de départ en retraite anticipée a été promis à plus de 2 millions de travailleurs turcs.
Une profonde crise inflationniste
«Ces mesures sont certes clairement utilisées à des fins électorales, mais c’est une manière de procéder assez classique avant un scrutin», estime Sinan Ülgen, ancien diplomate turc et directeur de l’EDAM, un cercle de réflexion indépendant basé à Istanbul. «Le gouvernement utilise le budget de l’État pour accroître son soutien populaire. En l’occurrence, il tente de contrecarrer les effets de l’inflation qui pèsent sur la popularité du chef de l’État», décrypte l’analyste. Le pays connaît en effet une profonde crise inflationniste. En octobre 2022, la hausse des prix sur un an atteignait un pic à 85%, avant de redescendre le mois dernier à 57,6%, selon l’Institut statistique de Turquie.
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En plus de ces mesures populistes, le candidat Erdogan mène campagne aux frais de la présidence. Déjà omniprésent sur les chaînes de télévision et dans les colonnes des journaux proches du pouvoir, il se déplace aux quatre coins de la Turquie au prétexte de diverses inaugurations de projets présidentiels, et enchaîne les discours. «Après la réforme constitutionnelle de 2017 (voulue par Recep Tayyip Erdogan pour instaurer un régime présidentiel sur mesure, NDLR), le président peut rester le chef de son parti, explique Sinan Ülgen. De ce fait, il peut effectivement dépenser des fonds étatiques pour mener sa propre campagne. Ce qui peut sembler baroque du point de vue démocratique est ici légal.»
La venue à Aydin du chef de l’État est chargée de symboles. Cette ville de 300.000 habitants, sur la façade égéenne du pays, est aux mains de l’opposition. Mais c’est aussi le lieu de naissance et fief d’Adnan Menderes, premier ministre turc dans les années 1950. La date des élections, le 14 mai, fait référence à la victoire de Menderes en 1950. Candidat du Parti démocrate, il remportait alors les premières élections libres de l’histoire de la Turquie, mettant fin au règne sans partage du Parti républicain du peuple (CHP, le mouvement fondé par Mustafa Kemal Atatürk). Renversé par un coup d’État en 1960, Adnan Menderes sera pendu par la junte kémaliste un an plus tard. Il reste l’une des figures tutélaires du président Erdogan, qui s’est réapproprié son slogan de campagne de l’époque: «Ça suffit! La parole au peuple!».
« Plus personne n’ose protester, s’exprimer ouvertement. La répression nous a fait taire. Les journalistes honnêtes sont en prison, les autres n’ont plus le courage d’écrire la vérité » dit-elle Serpil, vendeuse dans une boutique.
Les soutiens du président venus acclamer celui qu’ils surnomment le «reis» («le chef» ou «le capitaine» en turc) à Aydin sont majoritairement issus des classes populaires rurales de la région. Des hommes aux manteaux élimés et aux chaussures usées. La peau burinée par le travail au grand air, dans cette région chaude et ensoleillée du printemps à l’automne.
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Dans la foule, Hüseyin se distingue. Né à Strasbourg dans les années 1980, ce fervent partisan de Recep Tayyip Erdogan possède une bijouterie. À l’évocation des critiques de l’opposition sur la politique économique de l’exécutif turc, ce militant de l’AKP brandit une liasse de billets: «mes poches sont pleines», se félicite-t-il. «Notre président réalise ce que personne n’avait fait avant lui. Il investit, l’État s’occupe des pauvres, construit des logements sociaux. Sa réforme des retraites était attendue depuis des années par des millions de salariés», clame-t-il. Hüseyin vante la stature internationale de son président «dont le monde entier parle» et ironise sur une opposition qui n’a pas encore annoncé le nom de son champion: «De toute façon, il n’y a aucun candidat face à Erdogan.» À quelques mètres de lui, un homme âgé, béret enfoncé sur des cheveux argentés, l’interrompt: «Si, il y a une opposition, et moi je vais voter pour elle. J’ai bien le droit, non? Je suis venu écouter le président, mais je sais déjà que je ne voterai pas pour lui.»«S’il veut voter pour l’opposition, c’est son droit. La Turquie est une démocratie», nous assure Hüseyin.
«La répression nous a fait taire»
À quelques rues de là, Serpil n’est pas du même avis. «Plus personne n’ose protester, s’exprimer ouvertement, glisse en baissant la voix cette vendeuse dans une boutique. La répression nous a fait taire. Les journalistes honnêtes sont en prison, les autres n’ont plus le courage d’écrire la vérité.» De fait, on ne compte plus les procès intentés contre des militants pour les droits humains, des figures de la société civile, et des journalistes… Quand ce ne sont pas directement les dirigeants de l’opposition qui sont visés par des procédures judiciaires. À l’instar du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, potentiel rival du président, condamné en décembre à plus de deux ans de prison et à une peine d’inéligibilité. Le Parti démocratique des peuples (HDP, la gauche prokurde) est lui menacé de fermeture pour ses liens supposés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre Ankara depuis les années 1980 et classé organisation terroriste par le pouvoir.
Recep Tayyip Erdogan ne se prive pas, d’ailleurs, de décrire à la tribune ses opposants comme des traîtres à la patrie: «Leur programme consiste à détruire tous les acquis de ce pays, à ramener l’insécurité et l’instabilité, pour obtenir les félicitations de leurs maîtres.» Dans la bouche du président turc, ces derniers ne sont autres que les Occidentaux, des «colons impérialistes». Le «reis» présente à ses partisans l’opposition comme un ennemi à abattre: «Frappons-les si fort, le 14 mai, qu’ils ne puissent plus jamais redresser l’échine…»
Le Figaro, le 5 février 2023 par Rémy Trieau.