Le directeur général du groupe industriel Zorlu Holding a démissionné après avoir été appréhendé par la police d’Istanbul. Les enquêtes contre les patrons, journalistes et élus de l’opposition se multiplient.
Il est parfois difficile d’être un grand patron en Turquie. Une semaine après l’arrestation et le placement sous contrôle judiciaire du numéro un de Tüsiad, l’association des chefs d’entreprise du pays, et l’un de ses principaux collaborateurs, après avoir critiqué publiquement la récente vague d’arrestation d’élus et de personnalités proches de l’opposition, la police d’Istanbul a appréhendé Cem Köksal, directeur général de Zorlu Holding, géant industriel du textile, de la finance, de l’énergie et de l’immobilier, ont rapporté les médias turcs dimanche 2 mars.
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Cette fois-ci, la plainte est venue directement du bureau du procureur général de la mégapole. Celui-ci a lancé une enquête après que des images d’échanges de courriels entre deux responsables du groupe ont circulé sur les réseaux sociaux, accusant M. Köksal d’empêcher les employés « d’exercer leur liberté de croyance, de pensée et d’opinion » pendant le ramadan, qui a débuté en Turquie ce 1er mars.
Le premier message est signé d’Ergün Güler, PDG de Vestel Elektronik, une filiale de Zorlu spécialisée dans les téléviseurs, l’électroménager et, depuis 2018, dans la téléphonie. Il entend saluer l’ensemble des salariés de l’entreprise pour marquer le début du jeûne. M. Köksal lui répond que le début du mois du ramadan ne figurait pas sur la liste des jours à célébrer au sein de l’entreprise.
« Les fêtes religieuses comprennent Aïd-el-Fitr et l’Aïd el-Adha [fêtes du sucre et du sacrifice]. Il n’est pas normal qu’en tant qu’organisation, nous célébrions d’autres jours religieux que ceux-là. En soixante-dix ans d’histoire, ce groupe n’a jamais célébré le ramadan. En tant qu’entreprise, nous souhaitons maintenir une position laïque. Alors que nous nous efforçons de devenir une multinationale, nous nous attendons à avoir des employés de toutes les religions et de toutes les nationalités », écrit le dirigeant. Avant d’ajouter sur un ton plus personnel et menaçant : « Je vous ai déjà mis en garde à ce sujet. »
« Incertitude croissante » pour les investisseurs
La diffusion de l’échange a provoqué l’ire des internautes, conduisant même à des appels au boycott des marques de Zorlu Holding. En réaction, la direction a annoncé la démission de M. Köksal, en date du 1er mars. Dans un communiqué, le groupe s’est fendu d’une explication, décrivant pudiquement le problème comme étant le résultat « de tensions apparues à la suite d’une discussion en interne sur les principes de gestion » entre M. Köksal et M. Güler.
Le dirigeant démissionnaire a été déféré à un juge pénal du palais de justice d’Istanbul. Après sa déposition, il a été libéré sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter le territoire.
Cette affaire est la dernière d’une longue série d’enquêtes menées contre des dirigeants turcs, des journalistes, des personnalités et des élus de l’opposition. Elle intervient au moment où la machine répressive semble s’emballer depuis plusieurs semaines contre toute voix critique ou dissidente du pouvoir islamo-nationaliste du président Recep Tayyip Erdogan, à la tête du pays depuis vingt-deux ans.
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« Pour les investisseurs, la trajectoire de la Turquie est le signe d’une incertitude croissante où la politique, plutôt que la dynamique du marché, façonne de plus en plus l’environnement des affaires et les résultats économiques », a déclaré Wolfango Piccoli, coprésident de la société de conseil Teneo, dans un courriel repris par l’agence économique Bloomberg. « Les poursuites engagées contre Zorlu Holding et les dirigeants de Tüsiad marquent une nouvelle étape dans l’emprise croissante de l’Etat sur le secteur privé », ajoute-t-il.
Après avoir élargi ses prérogatives d’expropriations foncières et multiplié les destitutions des maires de l’opposition, les autorités se sont données, par décret présidentiel signé début février, le droit de nommer des administrateurs provisoires à la tête d’entreprises soupçonnées de malversations ou décrites comme finançant des « activités terroristes ». Par le biais d’une institution financière dépendante de M. Erdogan, un agent peut également décider désormais de la vente et de la liquidation d’une entreprise et de ses actifs. De quoi provoquer quelques crispations au sein des directions.
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