« Le procès de l’association turque de lutte contre les féminicides Kadin Cinayetlerini Durduracagiz devait s’ouvrir ce mercredi, mais a été renvoyé à l’automne. En attendant, le futur de l’ONG, menacée de dissolution, reste incertain » rapporte Blandine Lavignon dans Libération du 2 juin 2022.
Sükriye Gür, Gözde Çelen, Remziye Tüysüz… Sur la page Instagram de l’ONG turque Kadin Cinayetlerini Durduracagiz («Nous arrêterons les féminicides»), les noms des victimes et leur photographie se succèdent tragiquement au fil des jours et des publications. Méthodiquement, l’association collecte les noms et histoires de ces femmes, assassinées parce que femmes, depuis plus de dix ans. Un militantisme qui met en lumière les violences faites aux femmes dans le pays, mais n’est pas du goût du régime turc.
En avril, un procureur d’Istanbul entreprenait des poursuites envers l’ONG pour «activités contre la loi et morale» en vue d’une dissolution. En cause ? Des plaintes déposées par des particuliers, qui accusent l’association de «détruire la famille au prétexte de la défense des droits des femmes». Selon le procureur, la plateforme aurait dévié de ses missions initiales et serait à présent contraire à «la morale». Le procès, qui devait s’ouvrir ce mercredi, a finalement été reporté au 5 octobre, mais l’avenir de l’ONG reste plus qu’incertain.
Dans un communiqué, Kadin Cinayetlerini Durduracagiz parle d’«allégations sans fondement et déplorables», tandis que Nursel Inal, l’une de ses responsables, dénonce un procès «politique». «Atteintes à la famille» ou encore «insulte au Président», la douzaine de chefs d’accusations sont particulièrement flous. Ils sont basés sur des plaintes dont certaines remontent à plus de six ans. «Il n’y a aucune preuve ou document dans le dossier pour étayer cette affirmation. La majorité des plaintes sont celles d’hommes qui n’ont pas payé à leurs ex-femmes leurs dettes alimentaires» détaille Leyla Süren, l’avocate de l’ONG, auprès de Libération. D’après ses informations, l’acte d’accusation serait également constitué de captures d’écran des profils Facebook personnels de certains bénévoles de l’association, qui se montrent critiques envers le président turc Recep Tayyip Erdogan.
Durcissement du régime
L’association a vu le jour en 2010, un an après un drame qui a ému jusqu’à l’extérieur des frontières turques. Celui de Münevver Karabulut, une lycéenne de 17 ans tuée par son compagnon et dont le corps avait été retrouvé en morceaux dans une benne à ordures d’Istanbul. Depuis, l’ONG s’est implantée dans plusieurs régions et dispose d’environ 700 salariés et de bénévoles. Un maillage conséquent dans un pays qui manque de structures adaptées. «Si notre association est visée par la justice aujourd’hui, c’est parce qu’elle parle des droits des femmes et qu’elle mène une lutte très efficace pour prévenir les violences faites aux femmes» affirme Leyla Süren.
Les salariés de l’ONG, qui n’ont jamais été auditionnés par la justice depuis le début de la procédure, s’inquiètent d’un durcissement progressif de la position du régime vis-à-vis des droits des femmes. Pour cause, en mars 2021, la Turquie s’était retirée de la convention d’Istanbul, traité international établissant un cadre légal et institutionnel pour la lutte contre les violences sexistes. Pour justifier cette décision, le gouvernement avait brandi l’étendard d’une menace pour la structure familiale traditionnelle turque.
En attendant de connaître son sort à l’automne, Kadin Cinayetlerini Durduracagiz souhaite continuer tant bien que mal ses missions. «Ce procès n’empêchera certainement pas l’association de travailler efficacement en attendant le verdict. La plateforme de féminicides continuera à suivre les dossiers» précise Leyla Süren. Depuis le début de l’année, l’ONG a recensé 160 féminicides, tandis qu’en 2021, le funeste bilan s’établissait à 423 féminicides. Dans la majorité des cas, le meurtrier était le mari, le petit-ami ou un ex-conjoint. Au-delà de son travail d’archivage, le groupe fournit notamment des conseils juridiques et un lieu de parole aux femmes turques victimes de violences sexistes et sexuelles. «La lutte contre les féminicides et les violences envers les femmes sont historiquement au cœur du mouvement féministe en Turquie. Ce sont des sujets qui sont problématisés depuis les années 80. Mais au niveau étatique, il n’a jamais été question d’une égalité entre les sexes. Le «féminisme d’Etat» en Turquie considère que les hommes doivent être égaux aux hommes et les femmes égales aux femmes», explique à Libération Hazal Atay, chercheuse associée au Cevipof et spécialiste du genre et des mobilisations féministes en Turquie.
«Une régression de l’Etat de droit»
Dans un rapport publié le 26 mai, Human Rights Watch pointait du doigt l’incapacité de l’Etat turc à «fournir une protection efficace contre la violence domestique, à aider les survivants de cette violence ou à punir les auteurs d’agressions contre les femmes». Pourtant, des lois spécifiques existent bel et bien, à l’instar de celle de 2012 visant à prévenir la violence à l’égard des femmes, et calquée en partie sur la convention du Conseil de l’Europe. «Ces lois, qui furent consensuelles au moment de leur vote, ne suffisent pas à protéger car leur bonne application doit être forcément accompagnée d’une volonté politique»,souligne Hazal Atay. Ainsi, le système juridique turc renâcle à se pencher sur les affaires de vi
olences faites aux femmes et les condamnations demeurent très rares. Dans 8,5 % des cas de féminicides entre 2016 et 2021, la femme avait bénéficié d’une ordonnance de protection ou de prévention en cours au moment de son meurtre.
«Ce procès témoigne d’une régression de l’Etat de droit en Turquie. Les associations, qui doivent faire face à une pression politique en permanence dans leur travail, sont également tributaires d’une justice liée aux volontés gouvernementales. Malgré l’importance du mouvement féministe en Turquie, ces attaques judiciaires récurrentes contribuent à le fragiliser», analyse Hazal Atay. La potentielle disparition de Kadin Cinayetlerini Durduracagiz marquerait un recul de plus pour les droits des femmes en Turquie. «Il y a eu plusieurs procès récemment dont les issues n’ont pas été heureuses, donc on peut s’attendre à un scenario similaire pour cette ONG», s’alarme la chercheuse.
Libération, 2 juin 2022, Blandine Lavignon