Raconter la dérive autoritaire du président turc Erdogan, tel est le défi relevé par la journaliste franco-iranienne Delphine Minoui dans son roman « L’alphabet du silence ». Un livre engagé où les mots servent à conjurer l’oppression et à redonner espoir. Entretien sur Radio France International du 6 avril 2023.
► L’Alphabet du silence, éditions L’iconoclaste, 304 pages. Sortie le 6 avril.
RFI : « L’Alphabet du silence », pourquoi ce titre ?
Delphine Minoui : « L’Alphabet du silence », c’est parce que j’avais envie d’évoquer ce qui se trame quand on fait face à des interdits, quand on fait face à la censure. Quand on est emprisonné aussi, quand on se retrouve dans un pays dictatorial, voire à dérive autoritaire. Pour moi, l’alphabet du silence, c’est ce qu’on arrive à tisser. C’est lorsque la parole étouffée se transforme en fil imaginaire, une sorte de nouveau langage qui, tout d’un coup, jaillit du plus profond de nous. Quand il y a beaucoup de douleurs et quand les mots, finalement, n’ont plus leur sens. Et c’est ce qui arrive à l’un de mes personnages, Göktay, qui est un professeur d’université qui se retrouve purgé, interdit d’exercer son métier, qui se retrouve derrière les barreaux, confiné à l’isolement le plus total dans sa prison. Et en fait, quand il ne peut plus parler, il se met à rêver ; quand il n’arrive plus à rêver, il se met à écrire ; quand il ne parvient plus à écrire, il dessine, et là on se retrouve face à une nouvelle forme d’écriture, une écriture qui transcende en fait tous les interdits.
Pourquoi avoir choisi le genre romanesque pour évoquer la Turquie contemporaine, que vous nommez « paradis devenu enfer » ?
Depuis longtemps, j’avais une envie d’écriture différente, au-delà de mon exercice de journaliste. Et cette histoire s’est vraiment imposée comme une histoire qui était prête au roman, tout simplement parce qu’elle avait cette force-là de transcender le réel pour passer à l’imaginaire. Et quelque part, ironiquement, cette fiction me permettait d’approcher en fait le plus possible, de la façon la plus adéquate, le réel. Car j’ai voulu parler d’un événement qui a bouleversé la Turquie, en tout cas la société civile turque, au début de l’année 2016 : la purge qui a commencé contre de nombreux professeurs d’université qui avaient signé ironiquement une pétition pour la paix qui réclamait la fin du conflit qui avait repris dans le sud-est du pays entre l’armée et les forces kurdes. Et tout d’un coup, tous ces professeurs qui demandaient la suspension des forces armées turques se sont retrouvés accusés d’être des terroristes.
J’ai voulu partir de ce paradoxe là et je suis allée à la rencontre de ces professeurs qui avaient des histoires incroyables. Ce qui m’a marquée, c’est que ces professeurs, si je racontais leur histoire telle quelle, je pouvais aussi les mettre en danger. Donc, le meilleur moyen de me rapprocher de cette réalité et de mieux raconter ce qui se tramait de l’intérieur était de passer au roman.
Aussi, je pense que le roman nous offre cette possibilité-là et c’est la force de la fiction : pouvoir dépasser l’événement en tant que tel, celui que nous couvrons comme journaliste, et de montrer comment cet événement peut chambouler une vie. De me glisser à travers cette histoire, moi-même dans la chair de mes personnages, pour mieux raconter comment le politique en fait déteint sur le personnel, sur l’intime, sur le corps et sur le cœur aussi. Et comment, finalement, il détruit et, paradoxalement, il peut aussi révéler une part cachée, oublier de nous-mêmes.
La société turque a-t-elle le sentiment de vivre dans un climat d’oppression aujourd’hui ?
La société turque, d’après moi, n’est plus la même société que j’ai connue en 2015. Quand je me suis installée à Istanbul, il y avait encore un espoir, on sortait des grandes manifestations de Gezi, en 2013, qui avait été très réprimées. Mais il y avait quand même une société civile qui, tant bien que mal, essayait de survivre, de s’organiser, à travers la presse, notamment, à travers les conférences dans les universités qui bouillonnaient d’activités, à travers la sphère sociale aussi, les blogs, les réseaux, Twitter etc. Et en fait, j’ai vraiment vu la société turque évoluer au fil de ces dernières années. Il y a eu les attentats terroristes. Il y a eu le coup d’État avorté de 2016 contre le président Erdoğan, il y a eu la dérive autoritaire progressive. Plus récemment encore, il y a eu le tremblement de terre. Et en fait, sous cette chape de plomb, c’est la société en permanence qui en a fait les frais, au-delà même des opposants politiques.
Mais j’ai toujours été fascinée en même temps par cette force de résistance, cette résilience de la société civile. Et c’est pour ça que j’ai voulu écrire ce roman aussi, pour rendre hommage à cette société qui a toujours, malgré tout, essayé de se relever. J’ai voulu vraiment travailler là-dessus, sur cette façon dont la peur, à un moment donné, se transforme en force. Je l’ai vu au quotidien. Il y a eu tellement d’actualité autour de la Turquie qu’on est passé à côté de cette purge massive qui a littéralement miné tout le corps enseignant en Turquie. Des milliers de professeurs ont été mis sur la touche du jour au lendemain, se sont retrouvés parias de la société, ont perdu non seulement leur métier mais aussi leur statut social, ont perdu le chômage, n’ont plus eu accès aux allocations sociales et familiales. Leur courriel a également été suspendu. Et malgré tout, ces gens ont tenté tant bien que mal de se réorganiser et de continuer à créer du lien avec leurs étudiants, en montant, par exemple, des universités clandestines dans les sous-sols de café, dans des villes de province, en transformant des épiceries en centres culturels etc. C’est cette force-là aussi qui me semblait importante d’évoquer.
Être enfant en Turquie, c’est avoir une enfance gâchée, à l’image de celle de la petite Deniz dans votre roman ?
Oui, c’est quelque part devoir s’adapter à tout moment au contexte de cette société qui avance sur des sables mouvants, c’est apprivoiser la peur aussi, la peur des policiers dans la rue, la peur transmise par les parents, c’est essayer de se trouver une place entre les différents non-dits dans « le blanc d’entre les lignes », des lignes rouges, qui changent en permanence. C’est vivre avec l’omniprésence de la censure du pouvoir. Un enfant, il voit les choses différentes de nous et c’est vrai que la petite Deniz, par exemple, dans le roman, est surprise au quotidien par la présence de plus en plus ostentatoire des portraits du président Erdoğan dans les rues, les discours à la radio qu’elle fuit parfois, en mettant tout simplement de la musique. C’est ça aujourd’hui, être enfant en Turquie. C’est aussi subir la propagande à l’école qui s’immisce au sein de la transmission, du savoir, de l’éducation. À un moment donné, par exemple, quand il y a le coup d’État, déjoué par le président Erdoğan, cette petite Deniz se retrouve à être obligée de répéter des chants soutenant le pouvoir, à lire des fascicules qui défendent le pouvoir et également à devoir regarder des vidéos de violences extrêmes, quand il y a eu toutes ces tensions dans la nuit du coup de l’Etat entre les putschistes d’un côté, et la population qui en est venue aux mains, parfois aux armes, contre les putschistes.
La nostalgie est aussi beaucoup présente dans votre livre. Göktay dénonce d’ailleurs « le retour en arrière d’un pays qui prétend aller de l’avant ». Est-ce que les Turcs sont nostalgiques aujourd’hui, et si oui, de quoi ?
Souvent, quand on fait face à un pouvoir de plus en plus autoritaire, un pouvoir qui ne nous ressemble plus, on a tendance à se réfugier dans la nostalgie du passé. Pour la Turquie, la nostalgie du passé, c’est Atatürk, qui demeure une figure incontournable en Turquie, le père de la République qui a été érigée en 1923 sur les ruines de l’Empire ottoman. Atatürk était un homme qui a vraiment défendu cette idée de la laïcité, qui a été une laïcité forcée, mais qui suscite beaucoup de nostalgie face à un pouvoir aujourd’hui qui est à la fois nationaliste, mais qui fait également face à une dérive islamisante.
C’est ce que dénonce aussi Göktay, lui qui défend la libre pensée depuis toujours. Il s’interroge sur cette nostalgie : est-ce qu’elle n’est pas faussée ? Est-ce qu’il ne faudrait pas non plus replacer Atatürk dans son contexte, car il a lui-même à un moment donné imposé cette laïcité de façon très radicale : il a imposé aux femmes de ne plus porter le voile, il a imposé un nouvel alphabet (puisqu’il faut rappeler qu’à l’époque ottomane, l’alphabet était un alphabet pétri d’influences à la fois arabe et perse, un alphabet qui s’écrivait de droite à gauche). Du jour au lendemain, Atatürk a dit non à l’Empire ottoman, non à l’islam. Et cette nouvelle écriture, et c’est ce que dit Göktay un moment donné, finalement, a créé une rupture avec le passé, donc une rupture en 1923. Ce qui veut dire que la nouvelle société ne pouvait plus lire ce qu’écrivaient, les pères, les grands-pères, y compris en se rendant sur les stèles dans les cimetières.
Et Göktay a cette phrase très forte où il dit : « Comment je peux connaître mon passé si je ne connais pas ma langue ? » C’est là-dessus aussi que j’ai voulu mettre l’accent, cette idée de l’effacement permanent. Atatürk a voulu effacer le passé de l’Empire ottoman, tout comme aujourd’hui Erdoğan a tenté d’effacer l’héritage d’Atatürk. Mais dans cet effacement, on arrive quand même, on tente, dans la société civile, de se façonner une identité, de faire revivre aussi une certaine forme d’identité pour retrouver une continuité qui va permettre à la société de se réconcilier avec soi-même et de se réconcilier avec son passé.
Vous abordez également la question kurde. Cette problématique ancestrale sera-t-elle l’un des enjeux de l’élection présidentielle du mois de mai ?
Les Kurdes ont été toujours la minorité opprimée de la Turquie. Il faut rappeler que quelque part, c’est toute l’ironie, c’est Erdoğan qui au début des années 2000, quand il est arrivé au pouvoir avec son parti l’AKP, a tendu la main aux minorités et ce n’était pas que les Kurdes à l’époque. Je pense à la minorité Alévie, aux Arméniens aussi qui ont subi un génocide par le passé. Il a tendu la main aux Kurdes, il est le premier à avoir permis de parler des Kurdes en tant que tels, en tant que membre de la société, avec leurs différences, leur culture mais également leur langue kurde. Il a permis l’enseignement de la langue kurde, a permis pour la première fois l’utilisation du mot kurde, puisqu’avant Erdoğan on parlait des Kurdes en disant les Turcs des montagnes. Il a pensé aussi à un moment donné que cette ouverture du champ aux Kurdes lui aurait permis de gagner plus de voix dans les élections, de gagner plus de soutien. Et à un moment donné, les Kurdes ont eu ce désir de créer leur propre parti politique qui a triomphé plus tard dans les urnes en 2015, ce fameux parti HDP qui était une synthèse entre les mouvements gauchistes et cette volonté de défendre les identités kurdes.
Ce parti a fait une percée incroyable au Parlement et très vite, il a fait de l’ombre à Erdoğan. Ce qui fait que dans les années suivantes, Erdoğan a complètement changé de politique à l’égard des Kurdes et il a commencé à tenter de bloquer cet élan politique. Et il a fait des militants kurdes, au-delà des professeurs, de toutes personnes qui défendaient la cause kurde, de nouvelles cibles. On en est là aujourd’hui en Turquie.
Les dans les zones du sud-est de la Turquie, les zones kurdes se retrouvent littéralement sous tutelle du pouvoir turc. Je me souviens, ça m’a beaucoup marquée, en 2009, lors des élections municipales, pratiquement tous les maires kurdes qui ont été élus, démocratiquement parlant, dans les mois qui ont suivi, voire dans les années suivantes, ont été, sous prétexte de « soutien au terrorisme » (sous-entendu le PKK, la guérilla kurde), mis sous tutelle pour certains, évincés. D’autres ont directement été mis en prison et le pouvoir central d’Ankara a imposé de nouveaux maires qui, pour le coup, n’ont pas été élus démocratiquement. Et du coup, aujourd’hui, c’est vrai qu’il y a cette crainte dans les zones kurdes de voir Erdoğan profiter des élections pour en finir avec cette question kurde et pour aussi en finir avec cet étouffement progressif de la société civile kurde qui, ironiquement, en fait paradoxalement, avait été encouragée au début des années 2000.
Vous écrivez que le mot « prison » est devenu « viral » en Turquie. « L’Alphabet du silence » est malgré tout un livre d’espoir et de résistance, contre un « pseudo sultan des temps modernes ».
« L’Alphabet du silence », c’est justement aussi donner, redonner la parole aux professeurs d’université qui sont l’un des pivots de cet appel, de cette résistance démocratique turque. Ce sont des passeurs, des passeurs d’histoire, des passeurs du savoir. Ce sont des gens qui se sont retrouvés face à une propagande forcée, imposée dans les universités, une dérive islamisante également avec des nouveaux programmes, y compris dans les écoles où il faut donner de plus en plus la part belle à l’islam. Il faut faire l’éloge, mais de façon souvent détournée, parce qu’Erdoğan a ce pouvoir aussi de revisiter l’Histoire, mais faire l’éloge en tout cas de de l’Empire ottoman. Et ces professeurs d’université, ce sont des sentinelles du savoir dans tout ça, ce sont des gens qui continuent à défendre l’idée d’une parole, d’une parole plurielle, d’un débat critique, d’un débat qui parfois n’a plus lieu d’être dans les amphithéâtres ; mais dont ils s’emparent à leur façon en créant des universités parallèles.
Et c’est le cas à un moment donné pour Ayla, l’épouse de Göktay, qui elle-même au début n’était pas une militante politique. En fait, c’est la dérive autoritaire qui l’a poussée dans ses retranchements. Elle s’est retrouvée plus qu’engager. Donc oui, il y a beaucoup d’espoir dans ce roman, il y a une volonté de cette société de se reprendre en main, de reprendre en mains son destin, de ne jamais accepter ce qui est imposé par en haut, de continuer à tenter d’ouvrir des petites fenêtres quand les portes sont fermées à double tour. Et c’est ce que font ces professeurs au quotidien. Mais ces professeurs, finalement, ils sont un petit échantillon de cette société qui s’exprime aussi à travers la presse, qui est régulièrement censurée, à travers les activistes politiques, à travers tous ces mouvements auxquels j’ai pu assister ces dernières années, je pense au mouvement féministe parce que les femmes ont vu leurs droits égratigner au fil de ces dernières années. Il y a 2 ans maintenant, la Turquie s’est retirée de la convention d’Istanbul, qui était là pour se battre justement contre la violence contre les femmes, notamment contre les féminicides. Ce sont des femmes qui s’organisent à travers des ONG, des manifestations, et donc c’est à toute cette société civile que j’ai aussi voulu rendre hommage dans cet ouvrage, pour rappeler que derrière la chape de plomb, il y a toujours beaucoup d’espoir, beaucoup de vitalité, une jeunesse intrépide, des femmes aussi, des intellectuelles qui militent jusque aussi derrière les barreaux pour offrir à la nouvelle génération quelque chose qui va au-delà d’une menace de la dictature qui s’impose aujourd’hui aux portes de l’Europe.
Sans lever le voile sur le dénouement de votre roman, il y a un personnage important dans votre récit et c’est un chat.
J’ai vraiment voulu donner « la parole » aux chats d’Istanbul, parce que c’est ce qui fait aussi la singularité, la force, la beauté de cette ville Istanbul que j’essaie de faire vibrer en filigrane dans ce livre : une ville plurielle, une ville incroyable, une ville monde à la croisée des chemins entre l’Orient et l’Occident, séparée d’ailleurs par le Bosphore. On a la rive asiatique et la rive européenne, et dans ces deux rives là, au-delà des humains, il y a les chats. On ne peut pas parler d’Istanbul, on peut pas parler de la résistance au quotidien sans parler de ces félins incroyables qui symbolisent quelque part cette humanité. Ça m’a toujours fascinée, vivant en Turquie depuis maintenant presque sept ans. Quelque part, c’est ce qui réconcilie aussi la société turque dans un pays avec tant de violences, de conflits politiques. À un moment donné, il y a toujours cette volonté des Stambouliotes, cette empathie à l’égard des chats.
Un peuple qui peut être si bon à l’égard des chats ne peut pas être un peuple qui se qui se laisse embarquer dans une dérive autoritaire. Il fallait donc un chat dans ce dans ce roman. Un chat parce que c’est un pas de côté pour raconter cette humanité qui est là, dans cette ville, et raconter un autre regard, parce que ce chat, finalement, il est témoin à la fois de cette dérive autoritaire mais également de cette fronde. Un chat peut se glisser partout, il refuse les obstacles et quelque part, il est également une forme de métaphore de cette société qui refuse également les obstacles et qui se faufile en permanence à travers les interstices imposés par les interdits.