Hasibe Kayaroglu espérait que la présidentielle turque soit synonyme de changement. Mais à trois jours du second tour, que le président Recep Tayyip Erdogan aborde en favori, la jeune Turque songe plus que jamais à émigrer. Par Le Point du 26 mai 2023.
« Les jeunes n’ont plus d’espoir. Tous les soirs, l’unique chose dont nous parlons avec mon colocataire c’est comment partir », confie l’étudiante ingénieure à Ankara, gilet jacquard et longs cheveux châtains.
Cinq autres jeunes habitants d’Istanbul et d’Ankara, interrogés dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, ont affirmé à l’AFP vouloir quitter la Turquie, reprochant au président Erdogan au pouvoir depuis 2003 la dégradation de l’économie et des libertés. De nombreux témoignages affluent également sur les réseaux sociaux.
« Nous vivons dans un beau pays mais il n’est pas dirigé de la bonne manière et cela empire. C’est pour ça que beaucoup de jeunes partent à l’étranger », estime Emre Yörük, que son frère aîné pousse à émigrer comme le font chaque année des dizaines de milliers de jeunes Turcs.
Dans une enquête de la fondation Konrad-Adenauer publiée début 2022, 72,9 % des Turcs âgés de 18 à 25 ans déclaraient vouloir vivre à l’étranger si l’opportunité leur en était donnée.
« Ce chiffre est élevé même parmi les jeunes soutenant l’AKP ou le MHP », le parti islamo-conservateur du président Erdogan et la formation ultranationaliste à laquelle il s’est allié, souligne Demet Lüküslü, sociologue spécialiste de la jeunesse à l’université Yeditepe d’Istanbul.
« Les jeunes se plaignent de la situation économique mais aussi d’un climat qui les fait se sentir mal et sur lequel ils estiment n’avoir aucune prise », relève-t-elle.
« Femmes iraniennes »
Selon des sondages réalisés avant le premier tour, le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, opposant numéro 1, était le candidat préféré des jeunes Turcs, moins conservateurs que leurs aînés.
Mais le chef du Parti républicain du peuple (CHP) n’a recueilli que 44,9 % des voix au premier tour, contre 49,5 % pour M. Erdogan.
Ezgi, 25 ans, a « perdu tout espoir » de voir Kemal Kiliçdaroglu triompher et n’ira voter au second tour dimanche que « par devoir ». « Si Erdogan gagne, je quitterai la Turquie », affirme-t-elle.
La Stambouliote, qui préfère taire son patronyme, s’inquiète de l’élection sous l’étiquette AKP de quatre députés du groupe islamiste radical Hüda-Par lors des législatives organisées en parallèle du premier tour et remportées par l’actuelle majorité.
« J’aime profondément mon pays mais je ne veux pas finir comme les femmes iraniennes », se désole la jeune femme, employée dans le marketing, qui envisage d’émigrer aux Pays-Bas avec sa soeur aînée.
« Revenez »
Le thème de l’émigration et de la fuite des cerveaux n’a pas émergé durant la campagne, dominée depuis une semaine par la question du renvoi des 3,7 millions de réfugiés vivant sur le sol turc.
« Nous regardons avec pitié ceux qui frappent à la porte d’autres pays juste pour avoir une plus belle voiture ou un meilleur téléphone », avait lancé à l’automne le chef de l’Etat, fulminant les « caprices méprisables » d’une partie de la jeunesse turque.
Kemal Kiliçdaroglu s’est adressé récemment aux jeunes ayant pris le chemin de l’étranger.
« Revenez, les jeunes. Ce pays a besoin de vous », a-t-il lancé début mai sur Twitter en réponse à une vidéo d’une dizaine de diplômés de la prestigieuse université stambouliote de Bogaziçi s’engageant à revenir en Turquie s’il le leur demandait.
Ömer Altan, l’un deux, espère toujours une victoire dimanche de Kemal Kiliçdaroglu. « Il va se défendre bec et ongles », avance l’étudiant turc, qui termine un master en génie électrique à l’université technique du Danemark.
« De plus en plus de jeunes et de moins jeunes envisagent d’aller à l’étranger », déplore-t-il, fustigeant « les inégalités et la corruption » qui minent selon lui la Turquie.
L’étudiant, âgé de 25 ans, envisage toutefois de rentrer en Turquie quelle que soit l’issue du second tour.
« Une réélection d’Erdogan pourrait aussi me pousser à revenir pour tenter d’aider à accomplir de bonnes choses. Car il y aura un plus grand besoin de faire le bien si Erdogan l’emporte ».