Episodes interdits, torrent de commentaires sur les réseaux… Cette série télévisée, qui jette une lumière crue sur les confréries religieuses islamiques, soutiens indéfectibles du pouvoir, provoque la colère des milieux conservateurs.
Il a suffi d’un épisode pour enflammer les esprits. Depuis deux semaines, la nouvelle série télévisée Boutons rouges (Kizil Goncalar) s’invite à la « une » des actualités turques. Les médias progouvernementaux conservateurs hésitent entre la dignité outragée et l’intransigeance cassante. L’opposition, elle, évoque la liberté d’expression, dénonçant une cabale d’un autre âge.
Car deux épisodes viennent d’être interdits par le RTÜK, le Conseil supérieur de la radio-télévision, une lourde amende a été infligée au diffuseur, la chaîne privée Fox TV, et plusieurs bâtiments loués par la production ont été fermés aux équipes de tournage. C’est peu dire si Boutons rouges a touché dans la société turque un nerf à vif et mis le doigt sur l’état de nervosité dans lequel vit le pays, encalminé dans une obsédante et lancinante « guerre morale » entre deux styles de vie, l’un laïc, l’autre islamique.
Situé dans l’Istanbul d’aujourd’hui, Kizil Goncalar est une histoire de rencontre entre une femme et un homme issus de milieux diamétralement opposés. Interprétée par deux grands acteurs populaires turcs, la série repose sur le contraste entre la séduisante Özgü Namal, qui joue le rôle de Meryem, une mère pieuse et tourmentée, et Özcan Deniz, assez convaincant en psychiatre kémaliste intransigeant, jusqu’à la caricature. Meryem est membre d’une importante confrérie religieuse islamique, une tariqat. Mariée adolescente, voilée de noir, elle pensait avoir fait de la religion son baume. Lui traverse une passe conjugale difficile et s’occupe d’un jeune patient, membre également de la secte, charismatique mais aux tendances suicidaires.
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Fable mélodramatique, souvent sirupeuse, très « arabesque » même, comme disent les Turcs, sur la nature des contrats qui unissent, entre fantasmes et réalités, les couples, ces Boutons rouges se regardent comme une mise au point à l’intention des dirigeants et leurs vertus majuscules. Dans une Turquie où le président Recep Tayyip Erdogan et son parti AKP promeuvent ces dernières années une image de plus en plus monolithique du pays et de son rapport à l’islam, la série détonne par la lumière crue qu’elle jette sur ces communautés religieuses, mystiques et secrètes, soutiens indéfectibles du gouvernement en place, alors qu’elles sont censées se tenir à l’écart du pouvoir temporel.
« Hostile » envers la religion musulmane
Plusieurs séquences ont fait couler beaucoup d’encre et déversé un torrent de commentaires sur les réseaux sociaux. Il y a ce moment où la jeune fille de Meryem lâche, devant un très laïcard professeur de sciences physiques, que ni le régime militaire des années 1980-1990 et son interdiction du port du voile ni les religieux n’ont fait progresser la condition des femmes dans le pays. Celui où l’époux empêche un employé d’autobus de donner à Meryem une bouteille d’eau sous prétexte que l’on ne touche ni même effleure une femme mariée. Et puis, surtout, il y a la scène du « börek », comme on la surnomme désormais, où la même Meryem s’oppose au patron de la boulangerie dans laquelle elle travaille. L’homme, lui-même membre de la confrérie, oblige ses ouvrières à couper la pâte avec de l’huile bon marché alors même que l’enseigne vante la qualité du beurre qu’elle utilise.
Très vite, les critiques fusent, venues notamment des tabloïds islamistes et proches du pouvoir Yeni Vakit et Yeni Safak. Ce dernier n’hésite pas à accuser la chaîne Fox TV d’être « hostile » envers la religion musulmane. Il avance même – accusation suprême – qu’un des scénaristes de la série est proche du FETÖ, le mouvement honni du prédicateur Fethullah Gülen, que le pouvoir désigne comme le responsable présumé du putsch manqué de 2016.
La fondation Femme et démocratie (Kadem), dont le conseil d’administration est présidé par Sümeyye Erdogan, la fille du président, exige, elle, le retrait de Kizil Goncalar. La série, selon son communiqué, « crée une perception négative à l’égard des personnes religieuses et vise à creuser la polarisation sociale, érodant les valeurs nationales et morales du pays. » Même son de cloche du côté de la très influente communauté Ismailaga, l’une des branches les plus puissantes de la confrérie Naqshbandi en Turquie : « Nous pensons que les autorités et les institutions compétentes prendront les mesures nécessaires pour protéger notre nation de telles opérations de perception et de la sale propagande des organisations qui ont adopté l’anti-islamisme comme identité. » Rien de moins.
Plus de 31 000 plaintes
Selon l’agence officielle Anadolu, plus de 31 000 plaintes auraient été reçues par le RTÜK. Celui-ci a suspendu pour deux semaines Kizil Goncalar, le 28 décembre, trois jours à peine après le deuxième épisode, au motif que la série est « contraire aux valeurs nationales et morales de la société ». Le « gardien » de la diffusion audiovisuelle va même plus loin en déclarant que « des adjectifs qui ne conviennent pas à l’Islam et aux musulmans sont utilisés pour désigner des personnages à l’apparence religieuse » et que, dans certaines scènes, « des segments de la société ayant des sensibilités religieuses sont humiliés », violant ainsi les « valeurs nationales et spirituelles ».
Pour Ilhan Taşçi, membre du parti d’opposition CHP au RTÜK, l’instance s’est purement et simplement « inclinée devant les sectes et les communautés ». Dans une lettre rendue publique, le célèbre géologue Celal Sengör écrit : « Kizil Goncalar porte à l’attention du public une blessure sociale saignante (…). Quelle personne ou quel groupe a le pouvoir d’interdire une série aussi éclairante ? »
Fin d’année oblige, les publications statistiques se sont succédé ces derniers jours. Deux se sont invitées au débat. Selon le site d’information d’opposition Gazete Duvar, les amendes imposées par le RTÜK ont augmenté de 90 % en 2023, le montant le plus élevé ayant été infligé à… Fox TV (25 millions de livres turques, soit environ 766 000 euros). Et puis ceci : en Turquie, d’après le Child Marriage Data Portail, 6,6 millions de femmes mariées âgées de 20 à 24 ans l’ont été avant l’âge de 18 ans ; 1,2 million de femmes l’ont même été avant l’âge de 15 ans, comme Meryem dans Boutons rouges. D’après les chiffres, et la série, la tendance ne semble pas faiblir. Le prochain épisode est normalement prévu pour le 8 janvier.