L’annonce de la mutation forcée de plusieurs milliers de professeurs de lycée a provoqué une mobilisation inédite des élèves du secondaire. Elle vient s’ajouter à la colère qui monte dans le pays après l’arrestation du principal rival du chef de l’Etat, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu.
Cela ressemble à un premier reniement qui, même noyé sous un flot de formules imprécises, brouille encore un peu plus l’image du pouvoir, pris dans une fuite en avant répressive. Rendue publique, mardi 8avril, par le ministère de l’éducation nationale, l’annonce de la mutation, le plus souvent contre leur gré, de plusieurs milliers de professeurs des lycées les mieux cotés de Turquie a provoqué une mobilisation inédite des élèves du secondaire.
A Istanbul, Izmir, Ankara, Antalya et dans les principales villes moyennes, un mouvement de protestation, sous forme de sit-in et de boycottage des cours, est ainsi venu s’ajouter à la vague de contestation qui déferle sur le pays depuis l’arrestation, le 23 mars, du maire de la mégapole du Bosphore, Ekrem Imamoglu, principal rival du chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan. Une poussée de colère lycéenne qui a surpris par son ampleur et contre laquelle le gouvernement, afin d’en atténuer les effets, vient de décréter, jeudi 17 avril, selon plusieurs médias, une suspension partielle de son projet de réaffectation des enseignants. Sans toutefois réellement convaincre, ni préciser la nature et l’ampleur de ce report.
Des professeurs proches de l’opposition
« Nous n’avons aucune confiance dans les annonces, ni dans les intentions gouvernementales », s’emporte Zeynep (qui a souhaité garder l’anonymat, comme toutes les personnes interrogées), 16 ans, étudiante en classe de 1re, au lycée Sehremini-Anadolu, situé dans le quartier historique de Fatih, à Istanbul. Son établissement a été l’un des premiers à voir un groupe d’élèves manifester bruyamment, dès le 11 avril, contre cette réforme qui vise à réaffecter les professeurs dans des écoles moins performantes.
Ce qui pourrait s’apparenter à une répartition plus homogène du corps enseignant « n’est qu’une manœuvre du gouvernement pour virer [leurs] profs les plus libéraux et les remplacer par des fonctionnaires islamo-nationalistes proches du pouvoir », cingle la lycéenne. Parmi la dizaine de professeurs ayant reçu une nouvelle affectation, la plupart sont connus pour leur esprit critique et progressiste, ou pour leur affiliation à un syndicat d’enseignants proche de l’opposition.
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Lundi, comme dans de nombreux lycées publics, Zeynep et une centaine d’élèves de son établissement ont manifesté dans les rues d’Istanbul avant de se retrouver devant le bâtiment du ministère de l’éducation. C’est là qu’ils ont, pour la première fois, scandé des slogans contre le Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du président Erdogan, au pouvoir depuis 2002. « S’il n’y a avait pas eu l’arrestation d’Ekrem Imamoglu et les manifestations massives qui ont suivi, on n’aurait jamais protesté ainsi, souligne la lycéenne. Nous avons eu la force de nous rassembler et de nous organiser malgré les pressions de la direction et la présence de la police, parce que nous avons vu que cela était possible. »
Mercredi, malgré un dispositif impressionnant des forces de l’ordre munies de gilets pare-balles, de boucliers antiémeute et de lanceurs de gaz lacrymogènes, les lycéens, accompagnés d’une poignée de professeurs et d’anciens élèves, se sont rassemblés devant les portes de l’établissement. Ensemble, ils ont déployé, pendant quelques minutes, pancartes et banderoles aux cris de « Ne touchez ni à nos profs ni à notre avenir ! », avant de se disperser.
« Nous n’avons plus peur »
La même tension était palpable au lycée Nisantasi-Anadolu. Ancien collège anglophone pour garçons, visité en 1971 par la reine Elizabeth II en personne, l’établissement, situé dans la partie chic du quartier de Sisli, ne compte que quatre professeurs sur 27 à être visés par la réforme du gouvernement. Ils étaient toutefois près de 200 lycéens, sur 320, à participer au sit-in organisé lundi à l’intérieur de la cour. Une centaine d’entre eux étaient encore en grève mercredi et jeudi. « Nous ne lâcherons rien, mais nous recherchons différents moyens de mener la lutte, admet Tunç, en classe de 1re et lui aussi à la pointe de la contestation. Les policiers sont venus et nous ont filmés depuis le bureau du proviseur, mais nous n’avons plus peur. »
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Le jeune contestataire sait que la tâche est difficile. Les terminales commencent à préparer leurs examens, et les sanctions, appliquées en fonction du nombre d’absences des élèves, en inquiètent certains. « On a droit à 30 manquements, j’en suis à 22, souffle-t-il. Mais une chose est sûre : on n’est pas près de revenir à la normale. Notre génération est tellement en colère, avec un avenir menacé de toutes parts, une éducation qui se dégrade, une crise et la pauvreté qui touchent la plupart des familles : on n’a plus rien à perdre. »
Tunç et quelques camarades se sont rendus plusieurs fois à la mairie d’Istanbul, le soir, pour soutenir le maire incarcéré et écouter Özgür Özel, le leader de la principale formation de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP). « On n’est pas spécialement pour le CHP, même si son dirigeant actuel est mieux que les précédents, dit-il. Ce qu’on veut, c’est tourner la page Erdogan, la seule qu’on ait connue. Tout ce que je vois autour de nous, c’est une énorme colère qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche, pour dire : ça suffit ! »
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Trois sondages viennent de confirmer, coup sur coup, qu’une majorité des personnes interrogées désapprouve le gouvernement dans la conduite de la crise. Selon l’institut Yöneylem, seuls 25 % des sondés pensent que le pays est bien dirigé, et 28 % estiment que les arrestations de ces derniers jours sont justifiées. Autant de chiffres inquiétants pour le pouvoir. Même Abdulkadir Selvi, célèbre journaliste au quotidien progouvernemental Hürriyet, a reconnu des « erreurs dans la gestion des processus » en cours.