Après avoir afflué dans le pays pour blanchir leur argent et profiter d’un dispositif de «citoyenneté par l’investissement», les mafieux d’Europe et d’ailleurs voient désormais le ministère turc de l’Intérieur multiplier les arrestations.
Le 20 janvier 2024, Killian Cogan, Libération
Tours rutilantes, piscines en extérieur, voitures de sport. La résidence Agaoglu Maslak est un somptueux complexe résidentiel du nord d’Istanbul. Le 6 septembre, il est 20 h 50 lorsque l’un des restaurants clinquants du complexe est canardé par deux assaillants à moto, provoquant une riposte de la part de clients, qui prennent à leur tour la fuite à bord d’une Mercedes Sprinter.
Aussi étrange que cela puisse paraître, il s’agissait là d’un affrontement entre narcotrafiquants non pas turcs, mais suédois. En effet, la cible visée n’était autre que Rawa Majid, figure phare de la pègre suédoise, qui a élu domicile dans la mégapole turque en 2018. C’est d’ici qu’il aurait piloté des opérations d’une violence inédite contre des clans rivaux dans les villes de Stockholm et d’Uppsala.
A la consternation de l’opinion publique turque, ce genre de règlements de compte se sont répétés au cours des dernières années, signe de la pénétration croissante de l’internationale mafieuse dans le pays. Un an plus tôt, en septembre 2022, Istanbul avait déjà été le théâtre d’un affrontement entre les cartels serbo-monténégrins de Skaljari et de Kavac, qui s’était soldé par la mort de Jovan Vukotic, le leader du premier des deux clans. Quatre mois plus tard, en janvier 2023, le chef mafieux géorgien Revaz Lordkipanidze était abattu à son tour dans la ville de Trabzon, aux abords de la mer Noire.
Des secteurs très peu réglementés
Si des facteurs exogènes ont favorisé cet afflux criminel en Turquie, le contexte local y a aussi été particulièrement propice tant les possibilités de blanchiment d’argent sont nombreuses. Parmi elles, une amnistie de fortune, d’abord adoptée en 2008 et renouvelée de manière quasi ininterrompue depuis 2013, qui permet aux entreprises et aux ressortissants turcs de rapatrier des actifs sans que leur provenance ne soit examinée. Un dispositif étendu aux ressortissants étrangers à partir de 2021.
«Les secteurs de l’immobilier, des voitures de sport, des bijoux et des cryptoactifs offrent d’autres opportunités de blanchiment de l’argent car ils sont très peu, voire pas du tout réglementés», pointe le journaliste Cengiz Erdinç, spécialiste du crime organisé. Ainsi, depuis 2021, la Turquie figure parmi les pays faisant l’objet d’une «surveillance accrue» par le Groupe d’action financière (Gafi), un organisme basé à Paris chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent.
A cela s’ajoute un programme de «citoyenneté par l’investissement» introduit en 2017 qui permet à quiconque de s’offrir un passeport turc par le biais d’un investissement immobilier ou financier d’un montant d’abord fixé à 250 000 dollars en 2018, et porté à 600 000 dollars (552 000 euros) cette année. Chez les bandits en cavale, d’Europe ou d’ailleurs, certains y ont vu une aubaine, croyant pouvoir ainsi échapper à l’extradition vers leurs pays d’origine.
La fin d’un sanctuaire mafieux ?
A l’instar de Rawa Majid, qui s’est offert un passeport turc en 2020 via l’achat d’un appartement d’une valeur de 400 000 dollars dans la résidence stambouliote où il a échappé à la mort. Et, comme l’a révélé Vice en avril, malgré les demandes insistantes de Stockholm, les autorités turques ont refusé son extradition en vertu de sa nationalité turque. D’autres narcotrafiquants européens ont également esquivé le retour au pays de cette manière. C’est notamment le cas du Néerlandais Jos Leijdekkers, réclamé par la justice des Pays-Bas, ou d’un Bosniaque et d’un Albanais, recherchés quant à eux par les autorités belges.
Mais, soucieuse, semble-t-il, de remédier à cette réputation de sanctuaire mafieux qu’elle s’est attribuée, la Turquie a multiplié les arrestations de criminels étrangers sur son sol au cours des derniers mois. Depuis sa nomination à la tête du ministère de l’Intérieur, après la réélection du président Recep Tayyip Erdogan en mai, Ali Yerlikaya ne cesse d’annoncer des opérations de police à l’encontre d’individus signalés par les notices rouges d’Interpol.«Nous sommes déterminés à nettoyer notre pays des organisations criminelles et des vendeurs de poison», a-t-il assuré mardi 16 janvier. Ainsi, parmi les plusieurs dizaines d’individus appréhendés, on compte des Australiens, des Britanniques, des Croates, des Allemands ou encore des Coréens ou des Chinois.
Force est de constater que les autorités turques n’hésitent désormais pas à déchoir ces criminels de la nationalité qu’ils ont acquise. Pour ce qui est des narcotrafiquants français, leur présence en Turquie serait marginale et ne concernerait que des figures de faible envergure, selon les informations de Libération. Une poignée d’entre eux ont toutefois vu leur citoyenneté turque révoquée avant d’être extradés vers l’Hexagone.