« L’homme d’affaires Ethem Sancak, ancien maoïste habitué des imprécations anti-OTAN, a été poussé à la démission après avoir déclaré que l’AKP, le parti du président, était arrivé au pouvoir « avec le soutien des Etats-Unis » » dit Marie Jégo dans Le Monde.
Solidaire de l’OTAN dans la guerre lancée par le Kremlin contre l’Ukraine, soucieux aussi de ménager ses bonnes relations avec Vladimir Poutine, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, marche sur des œufs dans sa nouvelle gestuelle diplomatique. Son retour en grâce auprès de l’Alliance atlantique ne fait pas que des heureux au sein de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur).
Son plus fidèle allié, l’homme d’affaires Ethem Sancak, n’a pas supporté la perspective d’un rapprochement avec les alliés traditionnels de la Turquie. Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine, cet entrepreneur atypique n’a pas cessé de critiquer l’OTAN et les Etats-Unis tandis qu’il encensait les actions du grand voisin du Nord.
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Ancien maoïste acquis à la cause des « Eurasiens », à savoir les nationalistes souverainistes turcs partisans d’une alliance avec la Russie et la Chine contre l’Occident, M. Sancak est un membre éminent de l’AKP qui a ses entrées au palais et n’hésite pas à se décrire comme « le soldat » de M. Erdogan.
Imprécations antiatlantistes
Actionnaire de l’entreprise de chars BMC, fort d’un gros empire médiatique, Ethem Sancak, 64 ans, dont la richesse est estimée à 50 millions de dollars (45 millions d’euros), a toujours pu compter sur le soutien du président. N’est-il pas le plus fidèle d’entre les fidèles, lui qui s’était dit prêt, en 2015, « à sacrifier » sa mère, son père, sa femme et ses enfants pour le « reis », le chef suprême ?
Ses imprécations antiatlantistes, malvenues, car prononcées au moment même où Ankara tentait de regagner les faveurs de l’OTAN, seraient largement passées inaperçues, si elles n’avaient pas été suivies d’une grosse bourde. Convié à une conférence organisée par l’université de Marmara, le 31 mars à Istanbul, M. Sancak a déclaré que l’AKP, le parti présidentiel dont il est membre, « était arrivé au pouvoir avec le soutien des Etats-Unis ».
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Consternation dans les rangs islamo-conservateurs. Pourquoi l’homme d’affaires, membre éminent du parti, se met-il à salir le président, son bienfaiteur ? Avait-il oublié ses faveurs, notamment l’attribution à BMC, en 2019, de la plus grande usine de maintenance de chars de Turquie, située dans la région de Sakarya ?
A l’époque, la transaction avait été critiquée par l’opposition et par les ouvriers de l’usine pour son manque de transparence. Mais rien n’était trop beau pour BMC, chargée de produire le char Altay de nouvelle génération, le fleuron de l’industrie de défense en plein essor. Sinon que la production du nouveau char a dû être retardée, les fournisseurs européens ayant refusé de fournir le moteur après l’intervention militaire turque lancée à l’automne 2019 contre les combattants kurdes de Syrie.
Démission de l’AKP
Plus remarquée que les déboires du char Altay, la bévue de M. Sancak a créé une onde de choc. Dans un pays friand de théories du complot, elle a suscité l’émoi de la classe politique. Le Parti républicain du peuple (CHP, opposition) s’en est inquiété, au point de réclamer une enquête afin de déterminer si M. Erdogan était oui ou non un agent à la solde de Washington.
Pour l’AKP, c’était la phrase de trop. Obligée de réagir, la branche stambouliote du parti a convoqué M. Sancak à un conseil de discipline afin de procéder à son « exclusion définitive ». Mais la procédure n’a finalement pas été engagée ; désireux d’éviter l’opprobre, le fauteur de troubles a choisi de démissionner du parti, vendredi 1er avril. Il restera malgré tout « fidèle à la cause de Recep Tayyip Erdogan », a-t-il expliqué dans une interview publiée le même jour dans le quotidien en ligne Yeniçag.
Qu’a-t-il voulu dire en parlant du soutien accordé par les Etats-Unis à M. Erdogan lors de son arrivée au pouvoir, en 2002 ? « Je n’ai rien dit de tel », a-t-il assuré. Sa langue aura fourché. Il aura été submergé par sa faconde anti-OTAN, dont il s’était déjà servi quelques semaines plus tôt à Moscou, où il était en visite, à la tête d’une délégation du Parti Vatan, la matrice des Eurasiens turcs.
Jouant à l’expert en politique étrangère, l’homme d’affaires, barbe soigneusement taillée, visage sévère, a donné, le 4 mars, une interview à la chaîne de télévision russe RBK dans laquelle il fustige l’OTAN, « la principale force criminelle dans le dossier russo-ukrainien ». L’Alliance, a-t-il affirmé, est une « honte pour la Turquie » ainsi qu’« un cancer, une tumeur qui vient du passé », impliquée, qui plus est, dans « tous les coups d’Etat » survenus sur le sol turc, y compris dans celui de 2016 qui a failli renverser M. Erdogan.
Défendre Kiev sans irriter Moscou
Quant aux drones Bayraktar TB 2 que la Turquie a fournis à l’Ukraine avant le conflit, « nous ne savions pas qu’ils seraient utilisés de cette manière lorsque nous les avons vendus », s’est-il justifié. Moins chers que leurs concurrents américains et chinois, les Bayraktar TB 2 ont prouvé leur efficacité en Syrie, en Libye, dans le Haut-Karabakh, faisant la fierté des autorités turques et celle de l’entreprise privée Baykar qui les produit. Des contrats ont été signés avec une dizaine de pays acheteurs, dont l’Ukraine, qui a reçu une vingtaine de drones avant le début du conflit.
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Entre Moscou et Ankara, le sujet est sensible. Depuis le début de la guerre, l’ambassade d’Ukraine à Ankara ne manque pas une occasion de publier sur les réseaux sociaux des vidéos montrant les drones turcs en train de frapper des cibles militaires russes.
Un tel tapage n’a pas l’heur de plaire à Vladimir Poutine, que le président Erdogan veut convaincre d’arrêter la guerre. Défendre Kiev sans irriter Moscou, la voie est étroite. D’ores et déjà, la guerre a créé une scission dans l’entourage proche du numéro un turc. Entre les Eurasiens, qui ont pris fait et cause pour la Russie, et la famille Bayraktar, le fabricant des drones du même nom, qui est devenue le meilleur soutien du gouvernement pro-occidental ukrainien.
Le Monde, 6 avril 2022, Marie Jégo, Photo/BRENDAN SMIALOWSKI/AFP