Le Monde, Marie Jégo, 6 août 2021
La côte méditerranéenne du pays est frappée depuis plus d’une semaine par de multiples feux. Le gouvernement, qui a tardé à réagir, cherche des boucs émissaires.
Ils étaient des milliers, pompiers, policiers, soldats, villageois, jeudi 5 août, à lutter sans relâche contre les incendies qui ravagent depuis neuf jours la côte méditerranéenne de la Turquie, une destination prisée des touristes, source importante de revenus en devises pour le pays.
Les températures caniculaires, la grande sécheresse des sols et les vents puissants rendent la lutte particulièrement ardue. Jeudi soir, dix-sept incendies faisaient toujours rage dans plusieurs provinces, notamment dans les régions côtières d’Antalya et de Mugla, dont les pinèdes, les oliveraies et les villages sont toujours en proie aux flammes, malgré l’entrée en action d’avions bombardiers d’eau venus d’Espagne, de Croatie, d’Ukraine, de Russie et d’Azerbaïdjan.
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A Mugla, trois quartiers de la ville balnéaire de Milas encerclés par les flammes ont dû être évacués. En revanche, la centrale thermique au charbon de Kemerköy, toute proche, a pu être sauvée. Les jours précédents, les vents violents avaient poussé l’incendie vers le bâtiment principal, laissant craindre le pire.
Toute la journée de jeudi, des tonnes d’eau ont été déversées depuis les airs sur l’usine et son pourtour. Evacuée et vidée de ses substances explosives, notamment ses réservoirs à hydrogène, la centrale est apparue plutôt intacte sur les images diffusées jeudi par les chaînes de télévision.
La station balnéaire d’Oren évacuée
Le ministre de l’énergie, Fatih Dönmez, a assuré que les turbines de cette centrale au lignite, pourvoyeuse d’électricité pour une bonne partie de la région, n’avaient pas été endommagées. « Pour le moment, il n’y a pas d’incendie qui menace l’usine », a-t-il déclaré.
Les gardes forestiers sont moins optimistes, craignant une reprise du feu autour de la centrale à cause des vents extrêmement changeants. Preuve que le danger persiste, la station balnéaire voisine d’Oren a dû être évacuée jeudi par la marine turque, tandis que des convois interminables de voitures encombraient les routes, selon les images transmises par la chaîne de télévision Habertürk.
La population suit avec angoisse les ravages causés par le feu. Pas moins de 180 incendies ont été recensés depuis le 28 juillet, un nombre inédit depuis 2003. La plupart ont été maîtrisés, seuls dix-sept foyers subsistent.
Critiqué pour son manque de réactivité, le gouvernement tente de faire bonne figure, répétant à l’envi que tout est sous contrôle, que les vents vont se calmer, que les paysages devenus lunaires vont être reboisés. Dans une interview télévisée diffusée mercredi soir, le président Recep Tayyip Erdogan a accusé l’opposition de pratiquer la « terreur du mensonge » pour avoir dénigré l’impréparation dont il se voit accusé.
Absence d’avions bombardiers d’eau
Samedi 31 juillet, au moment où les feux ravageaient des centaines d’hectares à Marmaris, station balnéaire prisée, et que des villages étaient évacués, le chef de l’Etat, en déplacement dans la région, a manifesté son soutien aux personnes sinistrées en jetant personnellement des paquets de thé depuis son autobus aux badauds rassemblés le long de la route ainsi qu’à son auditoire, pour l’essentiel des fonctionnaires fortement incités à venir applaudir le discours présidentiel.
Dans l’interview télévisée diffusée mercredi, M. Erdogan a rejeté la faute sur les municipalités sinistrées, dirigées pour beaucoup d’entre elles par des maires issus du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), rappelant que c’était à eux de protéger leurs villes. Les maires en question sont d’autant plus surpris qu’ils n’ont jamais été conviés aux réunions de coordination organisées par le gouvernement.
Toute la semaine dernière, les édiles ont lancé des appels poignants via les réseaux sociaux pour un soutien aérien qui a tardé à venir. Muhammet Tokat, le maire (CHP) de Milas, n’a eu de cesse de demander une intervention aérienne pour empêcher que la centrale de Kemerköy ne soit encerclée par les flammes.
Les incendies, qui en sont à leur neuvième jour, ont révélé que la Turquie n’avait pas d’avions bombardiers d’eau en état de fonctionner, comme l’a admis le président Erdogan. Cet aveu a incité 2,5 millions d’internautes à réclamer, sous le mot dièse #helpturkey, une intervention aérienne étrangère pour mieux venir à bout du sinistre qui a fait 8 morts, des milliers de personnes évacuées, et a réduit en cendres plus de 100 000 hectares de pinèdes et de cultures. Le gouvernement a trop tardé à demander l’aide aérienne étrangère, disent ses détracteurs.
Les incendies, « une nouvelle tentative de coup d’Etat »
Le directeur de la communication présidentielle, Fahrettin Altun, a bien tenté de riposter avec le hashtag #güçlütürkiye (« Turquie forte »), qui s’est finalement révélé bien moins populaire que son concurrent. Après cette déconvenue, le gouvernement a changé sa position sur l’aide étrangère, pour finalement l’accepter.
Les adeptes de #helpturkey sont toutefois dans le viseur de la justice. Jeudi, le bureau du procureur général d’Ankara a annoncé avoir ouvert une enquête sur ceux qui ont tenté de susciter « l’anxiété, la peur, la panique » parmi la population et ont au final « humilié » l’Etat turc et le gouvernement en le faisant apparaître comme faible. Des contenus « irréels » ont été publiés sur les réseaux sociaux afin de créer « une atmosphère de chaos », dit le communiqué du parquet.
Allergiques à la critique, les autorités préfèrent attiser le discours de haine, pointant du doigt le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, rébellion kurde armée). Ses militants se voient accusés d’avoir allumé 180 feux dans 35 provinces en neuf jours. Une thèse que M. Erdogan accrédite, puisqu’il a annoncé mercredi l’interpellation de suspects dont les familles « étaient affiliées au PKK ».
La presse pro-gouvernementale accuse les Etats-Unis d’avoir utilisé les indépendantistes kurdes pour mettre le feu à la Turquie. Hilal Kaplan, l’éditorialiste vedette du quotidien Sabah, voit dans les incendies « une nouvelle tentative de coup d’Etat ». L’amiral à la retraite Cihat Yayci, auteur d’une doctrine militaire prisée du pouvoir, estime pour sa part que « le PKK s’est associé à la Grèce » pour les déclencher.
La chasse aux pyromanes a commencé. Elle a mobilisé jeudi des groupes de riverains ivres de colère dans les régions d’Aydin et de Manavgat, où des hommes, parfois armés de pétoires, se sont mis à contrôler les routes, arrêtant et vérifiant les identités des automobilistes qu’ils soupçonnaient d’avoir mis le feu aux pinèdes environnantes. Le fait d’avoir une plaque d’immatriculation étrangère à la région suffit à éveiller les pires soupçons. Plusieurs tentatives de lynchage ont eu lieu, sans faire de victimes pour le moment.