En Syrie, les Kurdes pris en étau entre rebelles islamistes radicaux et ambitions turques / France 24

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Après la prise d’Alep et de Hama, la progression rapide des rebelles islamistes radicaux et des groupes armés proturcs vers Homs met à rude épreuve les Kurdes syriens, coincés entre le régime de Bachar al-Assad et ces groupes insurgés. Déjà fragilisés, ils se retrouvent contraints à fuir et voient s’éloigner un peu plus leur rêve d’autonomie.

France 24, Publié le : 06/12/2024 – 18:45

Une coalition de forces rebelles syriennes a lancé une offensive éclair le 27 novembre depuis le nord-ouest de la Syrie. Après s’être emparées d’Alep, la deuxième ville du pays, celles-ci ont pris la ville stratégique de Hama jeudi 5 décembre, avant d’avancer jusqu’aux portes de Homs, avec la capitale Damas en ligne de mire.

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Le front est tenu par un groupe hétéroclite d’opposants au régime de Bachar al-Assad, parmi lesquels se trouvent les forces islamistes de la Hayat Tahrir al-Cham (HTC) – émanation de l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaïda qui portait auparavant le nom de Front al-Nosra – mais aussi l’Armée nationale syrienne (ANS), une coalition de groupes armés proturcs.

Parallèlement à l’assaut lancé sur le front ouest d’Alep le 27 novembre par la HTC depuis leur bastion d’Idleb, les groupes soutenus par Ankara, implantés le long d’une large partie de la frontière turque, se sont engouffrés dans la brèche depuis le nord. Ils ont commencé à s’emparer de territoires au nord-est d’Alep, et notamment de la ville de Tal Rifaat, proche de la frontière turque, et des villages environnants, le 1er décembre.

Bataille à Tal Rifaat et exode forcé

Mais Tal Rifaat n’est pas un bastion acquis à Bachar al-Assad. Cette ville à majorité arabe a vu des dizaines de milliers de familles kurdes affluer en 2018 après une offensive de la Turquie et des groupes qu’elle soutient contre la région proche d’Afrine. Aujourd’hui, elle se trouve dans une enclave jusqu’ici contrôlée par les forces kurdes, entourée de régions tenues par des groupes proturcs et l’armée syrienne.

Tal Rifaat était tenue plus précisément par les Unités de protection du peuple kurde (YPG), noyau dur des Forces démocratiques syriennes (FDS). Or Ankara affirme que les YPG sont des séparatistes kurdes, qu’elle considère comme des terroristes liés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit en Turquie.

Les violents combats qui ont eu lieu à Tal Rifaat ont poussé des dizaines de milliers de Kurdes à fuir vers des territoires tenus par la minorité plus à l’est. Mazloum Abdi, le chef des FDS, a déclaré mercredi que ses forces avaient tenté sans succès d' »établir un corridor humanitaire » entre la région et les zones contrôlées par les FDS pour permettre l’évacuation des civils et empêcher « des massacres ».

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), environ 200 000 Kurdes syriens s’y sont retrouvés encerclés.

Les forces kurdes délogées à Alep

Alep, ancienne capitale économique de la Syrie, a été l’une des villes les plus affectées par la guerre civile. Pendant plus de quatre ans, elle a été divisée entre loyalistes à l’ouest et rebelles à l’est. Puis, en 2016, lorsque le régime a repris le contrôle de la ville, plusieurs quartiers de la partie nord sont restés sous contrôle des forces kurdes syriennes. On estime qu’un demi-million de Kurdes vivaient dans la ville et les localités environnantes.

L’offensive éclair des rebelles islamistes a changé la donne. Les YPG ont été délogés des quartiers de Cheikh Maqsoud et d’Achrafieh. La HTC a négocié HTC

le retrait de ces troupes kurdes après avoir capturé des combattants, comme on peut le voir dans cette vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et authentifiée par les Observateurs de France 24.

Dans un communiqué publié dimanche, le groupe d’islamistes radicaux a demandé aux forces kurdes d’évacuer Alep, tout en promettant de sécuriser les convois et affichant un message d’unité : « Nous vous proposons de quitter la ville d’Alep avec vos armes vers le nord-est de la Syrie en toute sécurité. D’un autre côté, nous affirmons que les Kurdes syriens font partie intégrante de la société syrienne et jouissent de pleins droits communs avec le reste de la population de ce pays. »

Quelques heures après la chute d’Alep, des images ont montré des convois de combattants kurdes quittant la ville sous la surveillance de troupes de la HTC réjouies et criant « Allah akbar » (« Dieu est grand »).

À Alep, les civils kurdes piégés à l’intérieur de la ville contrôlée par les rebelles sont inquiets, comme le rapportent les Observateurs de France 24, qui ont recueilli le témoignage d’un habitant de Cheikh Maqsoud ayant souhaité garder l’anonymat pour des raisons de sécurité. « On ne sait pas ce qu’il va se passer, on est plongés dans l’incertitude. On se sent seuls et abandonnés », disait-il. « Je ne crois pas les promesses des islamistes quand ils disent qu’ils ne nous feront pas de mal. Ils ont déjà commencé à supprimer les Asayish – la police kurde du quartier. Après cela, ils pourront devenir violents. »

« Les Kurdes de Syrie ont de bonnes raisons d’avoir peur »

Pour Fawaz Gerges, professeur de relations internationales à la London School of Economics, l’assaut éclair des rebelles et l’implication de l’Armée nationale syrienne (ANS), coalition de groupes armés proturcs, pourrait coûter cher aux Kurdes. « Ce sont eux qui ont le plus à perdre : leur autonomie, la sécurité de leur communauté », affirme-t-il. « Je pense que la Turquie a attendu le bon moment pour frapper, et les forces d’opposition proturques ont lancé une attaque de choc, non seulement contre le gouvernement Assad, mais aussi contre les Kurdes. À Alep, on a dit aux Kurdes de se rendre ou de mourir, et ils ont décidé de se rendre. »

Bien que la HTC semble tenter d’éviter les affrontements directs avec leur allié de circonstance, l’ANS, et les forces kurdes, des civils du canton de Shehba – petite enclave située au nord d’Alep – ont rapporté des exactions commises par les rebelles proturcs. D’après l’agence de presse kurde Rojava Information Center, ils auraient saisi les maisons de civils kurdes dans les villages et les villes où ils sont entrés.

Dara Salam, chargé d’enseignement au département de politique et d’études internationales de l’université Soas de Londres, estime que les communautés kurdes du nord-ouest de la Syrie se retrouvent une fois de plus à la merci des ambitions turques. « L’objectif unique de l’ASN est de mettre en œuvre la politique syrienne d’Ankara : détruire l’entité kurde et prendre le dessus sur le régime d’Assad », poursuit-il. « Avec les combats de ces derniers jours, les Kurdes sont une fois de plus confrontés à des déplacements, des massacres et des persécutions de la part de groupes jihadistes-islamistes dans de nombreux endroits comme Alep, Tal Rifaat, et à Shehba. »

Pour Dastan Jasim, chargée de recherche à l’Institut Giga pour les études sur le Moyen-Orient, les Kurdes de Syrie ont de bonnes raisons d’avoir peur. Elle rappelle que l’ANS a mené à Afrine des campagnes de violences massives contre la population civile kurde : « En près de six ans d’occupation d’Afrine, la vie kurde y est devenue un enfer vivant : violences sexuelles endémiques, enlèvements et meurtres de civils accusés sans preuve de sympathies pour le PKK. »

Les conditions du déplacement des civils fuyant les combats depuis la semaine dernière donnent aussi le ton. Les langues commencent à se délier et les Kurdes arrivés dans la région de Tabqa, sous protection des forces kurdes, racontent un périple éprouvant, dans le froid. « Notre situation est très difficile. Nous sommes partis hier avec nos enfants. Nous sommes épuisés, les conditions ici sont très dures. Pendant le trajet, nous avions peur de regarder leurs visages [des combattants rebelles, NDLR] », a confié à l’AFP Abdo, un Kurde contraint de quitter Shehba.

« Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? Quel péché avons-nous commis pour qu’ils nous fassent ça ? Ils ont brûlé nos oliviers et pris nos tracteurs agricoles. Ils ont tout pris. Tout ce qu’il nous reste, c’est un tapis », a témoigné une autre déplacée.

Les autorités kurdes qui contrôlent des régions du nord-est de la Syrie ont d’ailleurs lancé mercredi un appel « urgent » à l’aide humanitaire face à l’arrivée d’un « grand nombre » de déplacés.

L’échéance américaine

Pour Dastan Jasim, « les Kurdes n’ont pas d’espace pour eux au sein de l’opposition syrienne, ni d’espace pour une discussion sur l’autonomie kurde ou l’autogestion kurde. Beaucoup d’éléments de l’opposition sont très nationalistes, et c’est ce que nous voyons en ce moment. »

Aujourd’hui, les Kurdes sont de plus en plus isolés, même si une entente fragile et de circonstance semble se tisser avec la HTC. « Nous voulons une désescalade avec la Hayat Tahrir al-Cham et d’autres parties, et que nos problèmes soient résolus par le dialogue », a expliqué à la presse Mazloum Abdi, chef des forces dirigées par les Kurdes en Syrie, qui estime que la progression rapide des rebelles menés par la HTC du nord vers le centre du pays imposait une « nouvelle » réalité politique en Syrie.

En 2019, lors de son premier mandat, Donald Trump avait annoncé son intention de retirer les dernières troupes américaines de Syrie, laissant les Kurdes sans défense face à l’avancée de la Turquie. Une trahison ayant laissé un goût amer pour les FDS, qui ont joué un rôle crucial dans la reconquête de territoires aux mains du groupe État islamique, appuyées par les États-Unis.

Les généraux de Donald Trump avaient toutefois réussi à convaincre le président de maintenir un contingent de troupes dans la région pour sécuriser les champs pétroliers, se prémunir contre ce qui restait du groupe État islamique et maintenir la pression sur l’Iran.

« La Turquie et ses alliés syriens essaient de changer l’équilibre actuel aux frontières turco-syriennes avant que Donald Trump ne retourne à la Maison Blanche d’ici un mois », souligne Fawaz Gerges. « Ils profitent du recul des forces d’Assad pour affaiblir et dégrader les forces kurdes proaméricaines. Ce n’est pas seulement le gouvernement Assad qui perd des territoires, je pense que les Kurdes sont également dans l’œil du cyclone. Et je pense que d’ici la fin du cycle de combats en cours, leurs zones se réduiront et leur pouvoir se dégradera. »

Pour Fawaz Gerges, les prochaines semaines de combat seront déterminantes pour la survie du vieux rêve d’autonomie des Kurdes. « C’est l’une des rares fois où ils font face à une menace de cette ampleur. Il ne s’agit plus seulement d’une menace militaire, mais elle touche au cœur même de ce qu’ils essaient d’accomplir depuis 2011 : une autonomie complète et la possibilité de bâtir un État kurde. »

Cet article a été partiellement adapté de l’article en anglais que vous pouvez retrouver ici.

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