Le Monde, le 11 décembre 2024
Encouragé par le changement de pouvoir à Damas, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, grand protecteur de la rébellion syrienne, a profité de la nouvelle donne pour lancer les rebelles proturcs de l’Armée nationale syrienne (ANS) à l’assaut de plusieurs villes du nord-est de la Syrie qui étaient contrôlées jusqu’ici par les forces kurdes. Chassés de Tall Rifaat dimanche 8 décembre, de Manbij le lendemain, les combattants kurdes sont désormais menacés d’être boutés hors de Kobané par les supplétifs turcs. Mardi 10 décembre, des dizaines de frappes aériennes ont visé la région de Kobané, où l’ANS bénéficie du soutien des avions de combat et des drones armés turcs.
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A l’opposé des rebelles du groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), qui se sont efforcés, durant leur offensive éclair à travers la Syrie, de ménager les populations civiles, privilégiant la négociation pour faire sortir les combattants kurdes de l’aéroport d’Alep que ces derniers contrôlaient, l’ANS a semé le chaos dans les villes conquises. « En ce moment, des milliers de personnes fuient Kobané par peur de l’Armée nationale syrienne affiliée à la Turquie. Une peur bien plus grande que celle inspirée par Hayat Tahrir Al-Cham, qui jusqu’ici n’a commis aucune violation, massacre ou attaque contre les civils. A l’inverse, l’ANS reçoit ses directives de l’Etat turc, et elle procède à l’élimination des Kurdes », a souligné Ahmad Arag, le secrétaire général de l’Alliance nationale démocratique syrienne, joint par téléphone mardi à Alep, dans le nord de la Syrie.
Soutenus par les Etats-Unis pour leur rôle dans la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI), les combattants kurdes, qui administrent une vaste zone dans l’est de la Syrie, apparaissent comme les perdants de la nouvelle donne. L’offensive de l’ANS correspond en tous points au plan élaboré depuis des années par Recep Tayyip Erdogan, avide de repousser les Kurdes le plus loin possible de la zone frontalière. Le président turc s’est d’ailleurs réjoui, lundi, des succès de ses supplétifs sur le terrain, accusant les Kurdes syriens de chercher à « transformer le chaos en opportunité ».
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Concocté depuis plusieurs années, son plan vise à prolonger vers l’est la « zone tampon » déjà conquise par l’armée turque entre 2016 et 2019, à l’intérieur de la Syrie, le long d’une bonne partie de la frontière commune qui s’étend sur 900 kilomètres au total.
Crainte d’une extension de la fièvre séparatiste
Empêcher l’émergence d’une région autonome kurde syrienne est la priorité des autorités turques, qui craignent une extension de la fièvre séparatiste aux Kurdes de Turquie. Avant tout, le fait que les Forces démocratiques syriennes (FDS), dirigées par des combattants kurdes, soient inféodées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène une lutte armée pour l’autonomie des Kurdes de Turquie, est ce qui guide l’action d’Ankara.
L’autre point sensible aux yeux des Turcs est le soutien apporté par Washington aux FDS, entraînés par 900 soldats américains présents dans l’est de la Syrie. Un contingent que M. Erdogan souhaiterait voir quitter le pays, ce qui demeure un vœu pieux pour le moment. « Les Etats-Unis maintiendront leur présence dans l’est de la Syrie et prendront les mesures nécessaires pour empêcher une résurgence de l’Etat islamique », a déclaré, dimanche, Daniel Shapiro, secrétaire adjoint à la défense américain pour le Moyen-Orient. Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, se rendra à Ankara vendredi, a affirmé, mercredi matin, une source officielle turque, citée par l’Agence France-Presse.
Le sénateur républicain Lindsey Graham a pour sa part menacé Ankara de sanctions en cas d’exactions envers les combattants kurdes, tout en approuvant son projet expansionniste. « La Turquie mérite d’avoir une zone tampon démilitarisée entre le nord-est de la Syrie et la Turquie pour protéger ses intérêts », a-t-il écrit dans un message posté lundi sur son compte X.
« Nous soutenons l’idée de la zone tampon, à condition que des forces internationales y soient déployées, et que la Turquie n’y joue aucun rôle, car son objectif est de s’attaquer aux Kurdes et de briser leur administration, comme cela a été le cas à Afrin [où, en 2018, l’armée turque et ses affidés ont chassé la milice kurde des Unités de protection du peuple] et dans plus de 200 villages et villes kurdes dans la campagne autour du nord d’Alep », rappelle Ahmad Arag.
« Tout est possible »
Enclins aux concessions envers leur allié de l’OTAN, les Américains ont négocié, lundi, avec les Turcs le départ des Kurdes syriens de la ville de Manbij, située à 40 kilomètres de la frontière turque. Il s’agit donc d’un feu vert donné à l’élargissement de la zone tampon, souhaité par la Turquie. Les Kurdes seraient-ils en passe d’être lâchés par les Américains ?
« Tout est possible en ce moment. Par le passé aussi, ils nous ont lâchés. Mais le plus important, aujourd’hui, est le danger que posent les groupes radicaux comme l’Etat islamique, qui reste encore actif. Tous nos partenaires expliquaient leur présence en Syrie par leur lutte contre ce groupe qui représente un danger et est encore présent aujourd’hui. L’autre danger, ce sont les groupes de rebelles affiliés à la Turquie. Sur certaines photos et vidéos, nous avons remarqué que les combattants de ces groupes portaient sur leur uniforme le badge de l’Etat islamique », explique Kamal Akif, porte-parole de l’administration kurde pour les relations internationales du nord-est de la Syrie, joint par téléphone, mardi.
Selon lui, « la meilleure option pour les Américains est de prendre au sérieux le risque de la montée de ces groupes qui pourrait anéantir les acquis de leur lutte de ces dernières années ». Désireux de rassurer les alliés kurdes, le Pentagone a dépêché sur place le général Michael Kurilla, venu en visite, mardi, dans plusieurs bases de l’est de la Syrie.
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Devenue un « acteur-clé en Syrie », comme vantait, lundi, le quotidien turc Milliyet, la Turquie n’entend pas renoncer à son projet de chasser les combattants kurdes du nord de la Syrie. « Pour Ankara, la question du PKK est considérée comme existentielle, pour Washington, elle est marginale, estime Gilles Dorronsoro, spécialiste de la Turquie et enseignant à la Sorbonne. Erdogan ne cédera pas, et les Etats-Unis sont dans une période de transition sans politique claire. De plus, on sait que des drones turcs ciblent le PKK depuis des années en Syrie, sans que les Américains y trouvent rien à redire. En réalité, les régions kurdes ne sont pas prioritaires pour eux, dans la mesure où la lutte contre l’EI se joue dans les régions arabes. »