En Syrie, la France et l’Allemagne jugeront le nouveau régime « sur ses actes »/ Hélène Sallon / Le MONDE

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Le Monde, le 4 janvier 2025

Treize ans après la rupture des relations diplomatiques avec le régime de Bachar Al-Assad, en réponse à sa répression sanglante du soulèvement populaire lancé en 2011, la France et l’Allemagne ont manifesté leur désir d’ouvrir un nouveau chapitre avec la Syrie et ses nouveaux dirigeants. Sur les hauteurs du mont Mazzeh, qui surplombe Damas, au sein du palais présidentiel où le dictateur syrien recevait ses hôtes jusqu’à sa chute, le 8 décembre 2024, les chefs de la diplomatie française et allemande, Jean-Noël Barrot et Annalena Baerbock, ont été reçus, vendredi 3 janvier, par le dirigeant de facto de la Syrie, Ahmed Al-Charaa.

Les échanges avec le chef d’Hayat Tahrir Al-Cham (HTC, ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie, classé terroriste par l’Union européenne et les Etats-Unis) ont été « très constructifs », a souligné M. Barrot. Les deux ministres, venus dans le cadre d’une mission sous mandat de l’Union européenne (UE), sont les premiers responsables occidentaux à rencontrer le nouveau maître de Damas, dont les premiers pas sont scrutés avec attention. Paris et Berlin, qui ont toujours refusé une normalisation avec le régime d’Al-Assad, à la différence d’autres pays membres de l’UE, ont voulu adresser un signal clair « qu’un nouveau départ politique » entre l’Europe et la Syrie est possible, a déclaré Annalena Baerbock.

Un dialogue national

La France et l’Allemagne veulent « favoriser une transition pacifique et exigeante au service des Syriens et pour la stabilité régionale », a affirmé Jean-Noël Barrot sur le réseau X, soulignant « l’importance d’une gouvernance démocratique où chacune des composantes de la nation syrienne sera pleinement reconnue et représentée ». « Nous continuerons à juger HTC sur ses actes », « en dépit de notre scepticisme », a abondé la ministre allemande. Elle a exhorté les autorités de transition à ne pas compromettre le processus politique par « des délais excessivement longs jusqu’aux élections ou par des mesures visant à islamiser la justice ou le système éducatif ».

Lors de rencontres plus tôt dans la journée, avec des patriarches chrétiens et des représentants de la société civile syrienne, M. Barrot avait entendu leurs inquiétudes quant à leur inclusion dans le processus politique, et leurs demandes de voir leurs droits reconnus comme citoyens à part entière au sein de la Constitution. Ils attendent des gestes de M. Al-Charaa, qui a promis de respecter les droits et les libertés des minorités et de convoquer un dialogue national devant jeter les bases d’une réécriture de la Constitution avant l’organisation d’élections, dans un délai pouvant aller, selon ses déclarations à la chaîne saoudienne Al-Arabiya, jusqu’à quatre ans.

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Aux chefs des diplomaties française et allemande, le nouveau dirigeant de la Syrie a assuré que la conférence de dialogue national serait précédée d’un « comité préparatoire indépendant » au sein duquel « la diversité de la Syrie serait représentée, y compris les femmes », a indiqué Jean-Noël Barrot. « Il nous a été indiqué que l’expertise technique de l’Allemagne, comme de la France, pourrait être sollicitée au moment où les travaux constitutionnels pourront se mettre en place », a ajouté le ministre français.

« Une solution politique doit être trouvée avec les alliés de la France que sont les Kurdes, pour qu’ils soient pleinement intégrés dans ce processus politique qui s’engage aujourd’hui », a également souhaité Jean-Noël Barrot. La veille, il s’était entretenu avec le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS, dominées par les Kurdes), Mazloum Abdi. Déterminé à rétablir la souveraineté de Damas sur l’ensemble de la Syrie et à intégrer les forces kurdes à la nouvelle armée syrienne, Ahmed Al-Charaa s’est dit prêt à reconnaître des droits aux Kurdes, mais pas une autonomie.

Eviter « les actes de vengeance »

La cheffe de la diplomatie allemande a, pour sa part, exhorté les nouvelles autorités de Damas à éviter « les actes de vengeance contre des groupes entiers de population » et à mettre de côté « l’extrémisme et les groupes radicaux ». « Cela doit être notre objectif commun. Et cela est également dans notre propre intérêt : la sécurité en Europe et en Allemagne y est étroitement liée », a dit Annalena Baerbock. Selon une source diplomatique française, M. Al-Charaa « s’engage à lutter contre Daech [l’acronyme arabe del’organisation Etat islamique] et contre le terrorisme en général ». La France a frappé, pour la première fois en deux ans, deux positions du groupe Etat islamique dans le centre de la Syrie, avait indiqué, mardi, le ministre français des armées, Sébastien Lecornu.

Ahmed Al-Charaa a également confirmé sa disposition à accueillir « au plus vite » un émissaire de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). « C’est une nouvelle fondamentale dans la lutte contre la dissémination des armes chimiques du régime de Bachar Al-Assad », a souligné M. Barrot. La proposition de la France de fournir son « expertise technique en matière de criminalité pour le recueil de preuves et la conduite des enquêtes (…) a été acceptée », a par ailleurs salué le chef de la diplomatie française, estimant qu’« il n’y a pas de réconciliation et d’apaisement possible en Syrie, pas de redressement moral en Syrie, sans que justice soit faite ».

Plus tôt dans la journée, les chefs de la diplomatie française et allemande s’étaient rendus à la prison de Saydnaya, dont plus de 4 000 détenus ont été libérés le 8 décembre 2024, accompagnés de secouristes des casques blancs (la défense civile syrienne) . « C’est important pour nous de nous rendre à Saydnaya, l’enfer concentrationnaire de Bachar Al-Assad, pour prendre la mesure de la barbarie avec laquelle il a opprimé son peuple pendant de trop nombreuses années », avait alors déclaré Jean-Noël Barrot.

Levée « progressive » des sanctions

Paris a proposé d’accueillir, en janvier, une conférence internationale associant la Syrie et ses partenaires arabes, turc et occidentaux pour accompagner la transition politique, à la suite de la réunion d’Aqaba, en Jordanie, mi-décembre 2024. Tandis que le régime d’Al-Assad avait pour parrains l’Iran et la Russie, les nouvelles autorités syriennes se sont rapprochées de la Turquie et du Qatar. Elles manifestent des signes d’ouverture en direction des pays du Golfe et de l’Occident, sans néanmoins vouloir rompre avec Moscou, avec qui elles discutent du maintien des bases russes de Hmeimim et de Tartous.

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Ahmed Al-Charaa a de nouveau réclamé une levée des sanctions internationales qui avaient été imposées au régime d’Al-Assad pour la répression du soulèvement populaire de 2011. La France, très active dans la mise en place de ces sanctions, envisage une levée « progressive et conditionnée », précise une source diplomatique. Depuis les locaux de l’ambassade de France à Damas, fermée depuis le 6 mars 2012, M. Barrot a, par ailleurs, annoncé que « la France préparera[it], de façon graduelle et conditionnée, les modalités de son retour en Syrie ».

Le drapeau tricolore y avait été hissé, le 17 décembre, lors de la visite de l’envoyé spécial pour la Syrie, Jean-François Guillaume. Depuis la cour de l’immeuble décati, du fait de l’inoccupation des lieux, Jean-Noël Barrot a remercié les personnels syriens qui ont veillé sur la représentation diplomatique française. Il a exprimé l’espoir « réel » mais « fragile » de voir « une Syrie souveraine, stable et apaisée ».

Hélène Sallon (Damas, envoyée spéciale)

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