« Des vidéos filmées et analysées par « Le Monde », le collectif de journalistes Lighthouse Reports et plusieurs médias européens montrent qu’une cage est utilisée par des gardes-frontières bulgares pour détenir illégalement des réfugiés, sous l’œil de l’agence européenne Frontex » rapporte Le Monde du 8 décembre 2022.
Dans une petite ville du sud de la Bulgarie, entre l’école maternelle, le stade municipal et des rangées de maisonnettes tranquilles, une « cage » abritée dans un cabanon est utilisée par les gardes-frontières bulgares pour détenir des aspirants à la migration. C’est ce que montrent des images révélées par Le Monde, en partenariat avec Lighthouse Reports, Monitor, Der Spiegel, Domani, RFE/RL Bulgaria et Sky News.
Constituée de barreaux en fer et jonchée de détritus, elle est visible depuis la rue. A cinq reprises, entre le 15 octobre et le 25 novembre, les partenaires du Monde ont pu la filmer. A chaque fois, une petite dizaine d’hommes y étaient détenus.
L’abri utilisé comme prison informelle a été filmé à cinq reprises, avec un total d’au moins 34 personnes enfermées entre le 15 octobre et le 25 novembre 2022. LE MONDE
Dans l’une des vidéos, certains hommes sont interpellés par les gardes par une référence à leur pays d’origine : « Afghans ? », « Maroc ? ».Quatre hommes – syriens et afghans – que nous avons interrogés nous ont affirmé avoir été enfermés à la suite de leur tentative d’entrée en Bulgarie.
Cette cage n’a rien d’un lieu officiel prévu pour la détention de personnes entrées illégalement. Le pays échappe ainsi à tout contrôle, et notamment aux inspections régulières réalisées par des ONG comme le Comité Helsinki bulgare ou le Défenseur des droits. La cage est pourtant située dans un complexe policier prêté par la mairie de Srédéts (sud-est de la Bulgarie) à la police des frontières, qui dépend du ministère de l’intérieur.
La Bulgarie dispose de deux centres officiels de détention de migrants, équivalents aux centres de rétention administrative français : les centres de Bousmantsi et Lioubimets. Ceux qui ne souhaitent pas demander l’asile y sont détenus avant d’être renvoyés dans leur pays d’origine. LE MONDE
Des agents de Frontex basés sur les lieux
A quelques mètres de la cage, à trois reprises, une voiture de l’agence européenne Frontex, chargée du contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen, est visible sur des images filmées par Le Monde et ses partenaires.
Lire également l’enquête : Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières, a maquillé des renvois illégaux de migrants en mer Egée
On distingue un logo sur la carrosserie de cette Volvo XC60, dont l’agence européenne Frontex a reçu une centaine de modèles, sous forme de location. Il s’agit clairement du logo de Frontex, avec la mention : « Gardes-frontières et gardes-côtes européens ».
Un document interne à Frontex, que nous avons pu consulter, souligne que cette présence n’est pas ponctuelle : dix de ses agents sont déployés de façon permanente à Srédéts depuis la fin mars 2022. Une collaboration entre Frontex et les gardes-frontières bulgares, confirmée dans cet article de presse locale. On y lit qu’une patrouille conjointe des agents de Frontex et des gardes-frontières bulgares de Srédéts a procédé à l’arrestation de 33 candidats à la migration le 13 septembre. Ces derniers ont ensuite été placés sous détention dans le complexe policier de Srédéts.
Sollicitée par Le Monde, Frontex affirme que ses agents se cantonnent à des opérations de surveillance de la frontière, conjointement avec les gardes-frontières bulgares. Elle n’a pas précisé le détail de ses activités à Srédéts.
« Nous avons demandé de l’eau, de la nourriture, ils ne nous ont rien donné »
Quatre ressortissants syriens et afghans interrogés séparément par le collectif Lighthouse Reports et ses partenaires, entre octobre et novembre, en Turquie, affirment avoir été détenus dans cet abri pendant de longues heures, parfois aux côtés de femmes et d’adolescents, et racontent avoir subi des actes de maltraitance.
« Nous avons été insultés, volés et frappés. Avec nous, il y avait un adolescent de 15 ans et une femme. Dans cette cage, nous avons demandé de l’eau, de la nourriture, et ils ne nous ont rien donné. Je suis resté dedans pendant trois jours », raconte l’un d’eux, originaire de Syrie. Un ressortissant afghan poursuit : « Nous étions vingt dans cette petite cage, sans toilettes ni rien. L’odeur était vraiment horrible. Ils ont lâché les chiens sur nous à l’intérieur et nous ont frappés, même ceux qui étaient déjà blessés. Après plusieurs heures, ils nous ont renvoyés à la frontière turque par camion. »Voir la vidéo
Lighthouse Reports
Les quatre hommes interviewés par Lighthouse Reports affirment avoir été renvoyés de force en Turquie, sans avoir eu la possibilité de déposer une demande d’asile. Une pratique illégale mais courante, selon Georgi Voynov, avocat pour le Comité Helsinki bulgare :
« Les gardes-frontières essayent d’éviter de laisser des traces administratives de l’arrivée de ces migrants sur le territoire (…) pour pouvoir les expulser sans que personne ne le sache, et donc effectuer des refoulements. »
Ces refoulements, qui consistent à expulser une personne d’un pays sans prendre en compte sa situation ou sa volonté de demander l’asile, sont interdits au sein de l’Union européenne, qui prévoit un droit à l’asile. Plusieurs enquêtes et rapports documentent cependant leur pratique répétée dans plusieurs pays comme la Grèce, la Bulgarie ou la Hongrie.
En face, des bureaux refaits à neuf au moyen de fonds européens
Des appels d’offres datés de 2017, disponibles en ligne, indiquent que la police des frontières de Srédéts a bénéficié de 170 000 euros de subventions européennes pour la rénovation de ses bureaux. Ce complexe dispose par ailleurs d’un lieu de détention officiel ayant fait l’objet de rénovations subventionnées par l’Union européenne en 2014, pour un montant d’environ 30 000 euros.
Sur un document de la municipalité de Srédéts, que Le Monde a retrouvé en ligne, la cage où sont enfermés les réfugiés est quant à elle désignée, au moment de sa cession en 2010, comme un « garage ».
Sur cette vue satellite du complexe de la police des frontières de Srédéts, on distingue le bureau principal, rénové en 2017 grâce à des fonds européens, et le cabanon où sont détenus de façon répétée des candidats à la migration depuis octobre 2022. A quelques mètres de cette « cage », une voiture Frontex a été observée à trois reprises.
Détention arbitraire sur le sol européen
Tous les experts, chercheurs et avocats interrogés par Le Monde et Lighthouse Reports estiment que la détention de personnes dans cet abri contrevient aux lois bulgares et européennes. « C’est un traitement inhumain, les droits fondamentaux de ces personnes sont piétinés. Le fait que cela se produise à l’intérieur de l’Union européenne est particulièrement choquant, parce que l’UE s’est engagée à défendre ces droits à travers plusieurs conventions et lois », s’indigne Wenzel Michalski, directeur de Human Rights Watch en Allemagne.
Le Comité Helsinki bulgare précise que les migrants qui ne souhaitent pas demander l’asile peuvent être détenus un maximum de 24 heures dans un lieu de privation de liberté local, avant leur transfert vers les centres de détention officiels. Ces lieux sont toutefois tenus de répondre à un cahier des charges précis, encadré par les lois et la Constitution bulgares, qui protègent les droits des prisonniers. La présence de toilettes fait par exemple partie de critères détaillés dans une instruction de 2015.
La Bulgarie, épinglée pour ses refoulements illégaux vers la Turquie et un tir à balle réelle visant un groupe de réfugiés à sa frontière en octobre, a adopté une approche sécuritaire des flux migratoires et tente de faire bonne figure pour sa candidature à l’intégration de l’espace Schengen. Depuis 2021, elle a dépêché plusieurs centaines de militaires pour renforcer la sécurité de sa frontière avec la Turquie et juguler une « pression migratoire » liée notamment à la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans. Selon le ministère de l’intérieur bulgare, environ 11 000 personnes ont été arrêtées en 2022 après être entrées illégalement dans le pays.
Sollicitée par Lighthouse Reports et Le Monde, l’agence Frontex a déclaré que ce lieu de détention n’avait pas fait l’objet d’un des dix signalements reçus depuis 2021 et que ses agents sont tenus de l’alerter sur toute violation des droits fondamentaux. Elle a annoncé que ce cas serait transféré au bureau des droits fondamentaux de l’agence pour une enquête. Contacté, le gouvernement bulgare n’a pas répondu aux questions adressées par Le Monde, Lighthouse Reports et ses partenaires européens.
Le Monde, 8 décembre 2022
Par Liselotte Mas, Lighthouse reports, Marceau Bretonnier (Visuels) et Cellule enquête vidéo