Le photoreporter turc sillonne depuis plus de quinze ans les routes de son pays afin d’en saisir les événements marquants : guerre contre le Parti des travailleurs du Kurdistan, embrasement de la Syrie, mouvements protestataires… Son ouvrage, « Olay », restitue les images d’une population bringuebalée par l’histoire.
Le 20 décembre 2023, Nicolas Bourcier, Le Monde.
La Turquie n’est pas un pays facile, dit-on. Emin Özmen en sait quelque chose. Il n’avait pas encore 10 ans lorsqu’il a découvert avec ses parents, médusés, l’horreur de Madımak, du nom de cet hôtel de Sivas, sa ville natale, rude cité anatolienne, incendié par des islamistes radicaux après la prière du vendredi, le 2 juillet 1993. La foule en colère avait coupé les lances à incendie des pompiers pour les empêcher d’éteindre les flammes, entraînant la mort de trente-sept personnes enfermées dans le bâtiment, pour la plupart des intellectuels et des artistes membres ou proches de communautés alévies, une branche hétérodoxe de l’islam méprisée par les sunnites conservateurs.
« Pourquoi ? Qui étaient les alévis ? Qu’ont-ils fait ? Cet événement a laissé tant de questions sans réponses dans mon esprit qu’il m’a fallu des années pour essayer de comprendre », explique aujourd’hui le photographe. C’est ce jour-là qu’il dit avoir perdu son « innocence », qu’il s’est décidé par la suite à vouloir « comprendre, tout documenter, discerner les choses pour compenser l’impuissance et l’incrédulité ressenties à ce moment ».
Emin Özmen n’est pas devenu historien mais un photographe de l’urgence : pressé de saisir ces moments durant lesquels la vie bascule, dérape et sort de son cadre ou de ses habitudes. Il n’a de cesse d’ouvrir les yeux, appareil en bandoulière, depuis plus de quinze ans pour capturer de façon vertigineuse et déroutante ces instants de rupture, empreints de silence et de vide, de bruit aussi, et de fureur. A une époque où les mondes s’entrechoquent et les violences se superposent, il rappelle que photographier, c’est faire œuvre de mémoire et de reviviscence.
Ascension de Recep Tayyip Erdoğan
Dix ans après le massacre de Sivas, Emin Özmen abandonne ses études de physique et commence à parcourir les routes de Turquie. Il y découvre la vie quotidienne turque, ses règles, ses interdits, ses différences et ses variations infinies. Il discute avec la population, l’interroge sur tous les sujets, l’identité, le pouvoir, la société, la religion, le nationalisme, le racisme. Il photographie aussi « absolument tout, comme pour ne rien oublier ». En 2008, il est recruté par Sabah, l’un des principaux quotidiens du pays. Le jeune homme se retrouve ainsi à couvrir les événements les plus marquants de l’époque.
Ces années coïncident avec celles de l’ascension de Recep Tayyip Erdoğan, président du pays depuis 2014. Ce sont celles de la promesse de mettre fin à plus de deux décennies de conflit avec les groupes armés kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan. Celles d’horizons plus sûrs et plus prospères, notamment dans le sud-est du pays. Celles du rapprochement avec l’Europe, aussi. « Tout s’est effondré dans les années qui ont suivi, inexorablement », lâche le photographe. Il y a eu, en 2011, la Syrie voisine qui s’est embrasée. Le mouvement de révolte de Gezi, à Istanbul, deux ans plus tard, et son corollaire, la répression féroce.
Emin Özmen démissionnera de son journal, « après avoir été témoin de manipulation de l’information ». Il devient indépendant. L’histoire du pays s’emballe. Coup d’Etat raté, démantèlement des droits, purges, interventions militaires dans le Nord syrien, violences aux frontières et flux migratoires, tremblements de terre, inondations, feux de forêts, crises économiques et financières, scandales de corruption et procès iniques. « Le ballet des tragédies est devenu sans fin, commente-t-il. Il n’y a pas eu une semaine sans drame, pas un mois sans événement majeur. »
Le reporter en a fait un livre pétri de doutes et d’inquiétudes, qui dresse un état des lieux douloureux et implacable du pays. Son titre : Olay, un mot que l’on peut traduire du turc par « incident » ou « événement ». Deux termes qui s’accordent bien. Ils rappellent cet olay originel, celui de Sivas et son incendie meurtrier. Emin Özmen y est retourné. L’hôtel Madımak a été rénové depuis longtemps et ses chambres banales rouvertes aux visiteurs de passage comme si de rien n’était. Aucune plaque en mémoire des trente-sept victimes de 1993 n’a été apposée sur la façade. Olay vient, à sa manière, rappeler ce vide, telle une injonction indispensable contre l’oubli.
Olay, d’Emin Özmen, Mack, 192 p., 50 €.