Pour la chercheuse Selmin Seda Coskun et le directeur de recherche à l’Institut Thomas More Jean-Sylvestre Mongrenier, de nombreux observateurs occidentaux ont sous-estimé la redoutable dynamique de l’«islamo-nationalisme» et son efficacité politique. Le Figaro du 22 mai 2023.
Avec 49,4 % des suffrages lors du premier tour de l’élection présidentielle turque, le 14 mai dernier, Recep Tayyip Erdogan est passé à deux doigts de la victoire. Son rival Kemal Kılıçdaroglu est en dessous de 45%. Aux législatives, l’Alliance populaire réunie autour du président turc et de l’AKP obtient 49% des voix, ce qui lui assure 321 des 600 sièges que compte la Grande Assemblée. La coalition de l’opposition ne recueille que 35% des suffrages, soit 213 sièges. Outre l’opposition turque, ce sont les projections et pronostics de bien des experts qui sont battus en brèche. Cette dissonance cognitive doit être réduite.
Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle turque, le 14 mai 2023, auront défrayé la chronique, à tout le moins dans les rédactions occidentales. Kemal Kılıçdaroglu, chef du CHP et candidat de l’opposition unie (la Table des Six), se retrouve quatre points derrière Recep Tayyip Erdogan, qui dispose de deux millions de voix d’avance. Donné pour battu, ce dernier n’aura pas été si loin d’une réélection dès le premier tour (environ 275 000 voix lui auront manqué). De surcroît, il dispose d’une large majorité au sein du Parlement, les progrès de ses alliés nationalistes (MHP) et islamistes (YRP) compensant le recul du parti présidentiel (AKP). Pourquoi donc un tel décalage entre les attentes et pronostics des observateurs occidentaux d’une part, la réalité politique de l’autre ?
L’esprit humain est spontanément porté à projeter ses catégories sur la réalité extérieure : on ne voit pas le monde tel qu’il est mais tel que nous sommes. Ce biais cognitif est renforcé par le fait que bien souvent, journalistes, experts et universitaires qui se posent en spécialistes d’un pays étranger sont principalement en relation avec leurs semblables sur place, plus ou moins acquis aux mêmes discours et images du monde. En l’occurrence, les «progressistes» turcs auront contaminé leurs homologues occidentaux, qui se sont empressés d’annoncer la probable victoire de l’opposition à Erdogan, à l’élection présidentielle comme aux législatives.
Le manque de force et de charisme de Kılıçdaroglu, improbable chef politique d’une opposition hétéroclite, malgré tout rassemblée dans la Table des Six, fut présenté comme une sorte d’antidote à la vitalité (déclinante) et à la démagogie d’Erdogan, prompt à déchaîner les foules et insulter ses adversaires politiques, considérés comme des ennemis. Les propos ternes de Kılıçdaroglu sur l’inflation et les difficultés de la vie quotidienne, tenus depuis sa cuisine, étaient supposés mettre en exergue la mégalomanie du «reis» (Erdogan) et les vices d’une hypercratie, centrée sur la personne du président turc. Enfin, la «profession de foi» alévie du candidat à la relève – une déclaration qui oscillait entre «pourquoi pas ?» et «so what ?» – devait briser un «tabou» (le leitmotiv des postmodernes).
Bref, Kılıçdaroglu «cochait toutes les cases», comme on aime à dire sur les plateaux. Enfin, la crise économique, l’hyperinflation, la dévaluation monétaire et les conséquences humaines et matérielles des séismes du 6 février dernier feraient la différence : «It’s the economy, stupid !». À l’issue du premier tour de la présidentielle, les attentes et leur rationalisation (le discours de l’expertise) se révèlent vaines. Même fatigué et usé par le pouvoir, Erdogan aura surclassé son rival qui apparaît comme un technocrate sans vision forte et structurée. Défaite aux élections législatives, l’opposition se trouve dans une situation du type «choc et effroi» (le CHP a même perdu des sièges, au bénéfice de ses alliés). En somme, le «Gandhi turc» se révèle être un fakir nu. Il n’y aura pas eu de divine surprise et l’on voit mal Kılıçdaroglu capter les voix du troisième candidat, un nationaliste qui a réuni 5 % des suffrages.
Assurément, la mainmise de l’État-AKP sur les médias, les ressources administratives et les fonds publics auront pesé sur l’issue de ce premier tour de l’élection présidentielle et sur les législatives (celles-ci se jouent à un seul tour). En d’autres termes, la compétition électorale ne fut pas loyale et équitable. Au demeurant, il était difficile d’imaginer Erdogan se lever de table et s’en aller, sans fracas, après l’hypothétique victoire de l’opposition. Pour autant, cela ne suffit pas à expliquer l’inversion des résultats, au regard des attentes de divers spécialistes de la politique turque.
Il se trouve qu’Erdogan a pénétré le «code mental» turc, combinaison psychologique qui exprime les mœurs et mentalités du plus grand nombre, déterminant l’identité de la majorité sociologique. Celle-ci se voit et se définit comme turque, au sens ethnique du terme, et sunnite. Ce sont les deux piliers d’un nationalisme turc fort et enraciné dans les esprits, non sans artifices et réécriture de l’histoire au regard du long passé anatolien, mais c’est la loi du genre. Cette synthèse islamo-nationaliste incarnée par Erdogan, qui fait écho à la «synthèse turco-islamique» des militaires turcs, dans les années 1980, se révèle efficace. Au demeurant, le kémalisme constituait déjà une synthèse. L’enjeu était alors de turquifier, de nationaliser et d’étatiser l’islam sunnite ; le «laïcisme à la turque» tant invoqué n’était pas une séparation entre politique et religion. Bref, le Palais dominait la Mosquée. Sous Erdogan, le rapport est inversé mais les termes restent les mêmes. C’est en cela que le président turc peut être vu comme le double inversé de Kemal Atatürk.
À cette aune, Kılıçdaroglu est perçu comme le représentant d’une secte hétérodoxe, l’alévisme, tenue pour hérétique par bien des sunnites. Ses accointances avec les Kurdes et l’appui même discret que les principaux représentants de ces derniers lui ont apporté suffisent, aux yeux de nombreux Turcs sunnites, à faire de lui un traître en puissance. Il reste d’ailleurs beaucoup de Kurdes qui peuvent potentiellement voter pour Erdogan et l’AKP et ce jusque dans les zones sismiques sinistrées, victimes de l’impéritie des autorités (liens incestueux entre l’État-AKP et le BTP, corruption et irrespect des normes antisismiques). À tout le moins, le profil «modeste» de Kılıçdaroglu (la modestie n’est pas l’humilité) est vu comme le signe d’une incapacité à diriger et gouverner : les Turcs dans leur plus grand nombre veulent un «sultan», terme que l’on traduit par «souverain» ou «pouvoir», non pas un retraité de la fonction publique qui épluche ses oignons devant les caméras.
En somme, bien des observateurs occidentaux auront sous-estimé la redoutable dynamique de l’«islamo-nationalisme» et son efficacité politique. Comme des «parfaits», persuadés de la supériorité par essence de la postmodernité, ils ne peuvent que déplorer et condamner ce qu’ils ne comprennent pas et, surtout, ne cherchent pas à comprendre. La raison politique serait confrontée à un phénomène purement irrationnel.
L’effet répulsif des questions dites «sociétales» sur de nombreux Turcs, au fait de la situation socioculturelle en Europe occidentale (qu’on pense à l’importance de la diaspora turque, qui vote massivement pour Erdogan), est balayé d’un revers de la main : la Turquie serait en proie à une «panique morale», une angoisse collective sans cause objective, qui frapperait de stupéfaction l’électorat turc. En d’autres termes, la volonté de conserver ses mœurs et traditions est assimilée à une sorte de folie (l’adversaire politique et idéologique est psychiatrisé). Nulle interrogation sur le fait que les sociétés occidentales, après avoir longtemps suscité envie et ressentiment (les deux vont de pair), provoquent désormais une répulsion, non seulement en Turquie mais dans de larges parties du monde.
Ces sentiments négatifs ont des effets géopolitiques qu’il faudra prendre en compte. Les uns et les autres devisent, avec désinvolture, de la «désoccidentalisation du monde», ce qui à leurs yeux témoigne de leur largesse d’esprit. Pourtant, nulle réflexion sur ce que ce poncif peut contenir de vrai et ce que cela implique dans les rapports de puissance. Sans doute pensent-ils s’en tirer avec une condamnation du racisme, du colonialisme et des générations qui les ont précédés. Ce qui, in fine, prouverait leur supériorité morale. On songe aux pages de Finkielkraut sur l’«ingratitude» des «Modernes» (les postmodernes, en l’espèce).
Aussi rappellerons-nous que l’étude et la science, au sens général du terme, exigent une ascèse intellectuelle et une rupture avec la conscience immédiate, celle qui prévaut dans une partie de ce que l’on nomme la «classe médiatique». L’helléniste Jean-Pierre Vernant disait autrefois qu’il fallait «regarder la Lune avec les yeux des Grecs». Résumée en une phrase, la leçon vaut pour d’autres époques et contrées : pour comprendre les résultats de l’élection, il faut regarder la terre, le ciel et les hommes avec les yeux des Turcs, suspendre les jugements de valeur pour entrer dans leurs mœurs, mentalités et représentations.
De fait, il n’y a pas de pensée stratégique et géopolitique sans empathie. Nous devrions savoir cela depuis Hérodote, père de l’histoire et de la géographie, ethnographe avant l’heure, féru de digressions sur l’altérité. Au-delà des oscillations de l’État turc sur le plan international, dans ses rapports avec ses alliés de l’OTAN comme avec la Russie ou la Chine, il restera à s’interroger sur les implications géopolitiques profondes du maintien au pouvoir d’Erdogan et de la coalition AKP-MHP, avec le renfort d’un petit parti islamiste, fondé par Fatih Erbakan (le fils de Necmettin Erbakan, vieux routier de l’islam politique, mort en 2011).
Au vrai, la question dépasse l’idiosyncrasie du président turc, ses emportements et son opportunisme. Bien plus qu’un «geopolitical swing state» (une sorte de culbutos), la Turquie constitue à elle seule un «système Est-Ouest». Profondément instable, elle est susceptible de basculer d’un côté ou de l’autre. Une certitude : la montée en puissance des tensions au beau milieu de l’Europe, en Eurasie et dans le monde rendra de plus en plus difficile le numéro d’équilibrisme auquel Erdogan se prête. Le double jeu finira par atteindre ses limites.
Tout est possible, rien n’est inévitable, dit-on. Aussi importe-t-il de se préparer au monde qui vient, d’envisager le pire et de disposer d’autres options stratégiques (elles existent et sont déjà explorées). En conservant à l’esprit que d’autres amis de l’Occident, alliés et partenaires dans cet «Orient compliqué» ne sont guère plus fiables. Le volontarisme, l’auto-persuasion et les variations sur le pouvoir performatif des mots constituent un obstacle épistémologique. Pire, ils tournent à l’auto-intoxication et gauchissent la perception des réalités. Cette dissonance cognitive doit être réduite.
Selmin Seda Coskun est chercheuse associée à l’Institut Thomas More. Jean-Sylvestre Mongrenier est directeur de recherche à l’Institut Thomas More et auteur de Le Monde vu d’Istanbul. Géopolitique de la Turquie et du monde altaïque (PUF, 2023).