Des élus et des associations dénoncent le fait que les électeurs turcs aient été appelés à voter dans un local mis à disposition par le Ditib, une fédération de mosquées directement rattachée au ministère des affaires religieuses de la République de Turquie. Un procédé jugé illégal depuis la loi séparatisme d’août 2021. Par Antoine Albertini et Richard Schittly dans Le Monde du 19 mai 2023.
En toute connaissance de cause et en contradiction avec la loi séparatisme, le ministère de l’intérieur a-t-il permis la tenue du vote à l’élection présidentielle turque en France dans les locaux d’une association religieuse ? Du 27 avril au 9 mai, à Décines-Charpieu, une commune de la métropole de Lyon, les électeurs turcs du Rhône ont pu voter au premier tour de scrutin dans un local mis à disposition par le Ditib, acronyme de « l’Union turco-islamique des affaires religieuses en France », une fédération de mosquées directement rattachée au ministère des affaires religieuses de la République de Turquie.
Révélé sur le site du Point, ce choix a suscité l’indignation des élusmais l’affaire en est restée à un niveau local. Or, d’après les informations du Monde, le ministère de l’intérieur a été informé dès la fin avril, et sans s’y opposer, du caractère illégal de la tenue de ce scrutin. L’article 84 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite « loi séparatisme », l’un des textes phare adopté à l’initiative du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin et de Marlène Schiappa, à l’époque ministre déléguée chargée de la citoyenneté, a pourtant modifié la loi sur la laïcité de 1905 en interdisant formellement « de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice d’un culte ou dans leurs dépendances qui en constituent un accessoire indissociable ». Un délit théoriquement puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
Le bureau de vote de Décines est un des neuf bureaux de vote prévus en France pour les électeurs turcs, ouvert aux 80 000 votants résidant dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Autrefois situé dans les locaux du consulat turc à Lyon, dans le 6e arrondissement de la ville, le bureau de vote a été transféré à Décines, dans une salle de l’association Ditib, située à quelques mètres de la mosquée implantée dans une zone industrielle.
Pour les représentants du gouvernement turc à Lyon, ce nouveau site de vote a l’avantage d’accueillir plus facilement les électeurs venus en car ou en voiture. Et il serait parfaitement régulier, car indépendant de la mosquée proche et appartenant à une association enregistrée sous le régime de la loi de 1901, sans destination religieuse – un argumentaire repris par la préfecture du Rhône, contactée par Le Monde.
« Sérieux problèmes d’organisation »
« La distinction entre la mosquée et le hangar attenant est assez artificielle, tout est situé sur un même tènement cadastral », estime au contraire Laurence Fautra, maire (Les Républicains, LR) de Décines. Outre la connotation religieuse du lieu, l’élue soulève « de sérieux problèmes d’organisation » : « Des véhicules se garent sur les trottoirs et les espaces des entreprises, le lieu n’est pas adapté du tout. » La police municipale a dressé 200 procès-verbaux pour non-respect du stationnement, durant la période d’élection, selon la maire qui affirme avoir « interpellé la préfecture » à ce sujet. Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences Découvrir
Les alertes adressées au ministère de l’intérieur ont été réitérées, notamment de la part d’élus et d’associations, et par le biais de la préfecture du Rhône, au long de la semaine qui a suivi le week-end des 6 et 7 mai, marqué par l’affluence des électeurs, afin d’éviter qu’un tel choix ne se reproduise pour le second tour de scrutin, prévu du 20 au 24 mai en France. « Vous n’êtes pas sans méconnaître cette information puisque vos services contribuent à la sécurisation de ces opérations de vote », a notamment écrit au ministre, vendredi 12 mai, l’association Comité de défense de la cause arménienne, en appelant la Place Beauvau à « veiller à ce qu’en cas de second tour pour l’élection en cours, ce type de bureau de vote soit immédiatement fermé ».
Officiellement, le consulat de Turquie à Lyon, situé dans le très bourgeois 6e arrondissement, a choisi le siège régional du Ditib pour éviter les déconvenues du scrutin législatif de juin 2015. Aucun débordement d’ampleur n’y avait été constaté mais les élections s’y étaient déroulées dans un climat de tension entre électeurs et manifestants anti-Erdogan. Une unité de CRS avait dû être déployée en urgence pour garantir la sécurité des opérations et fluidifier une circulation et un stationnement anarchiques.
En réalité, le choix du siège rhodanien du Ditib n’a rien d’anodin pour les représentants du gouvernement d’Ankara en France. Véritable bastion de la communauté turque en France aux yeux du gouvernement Erdogan, le Rhône est aussi une vitrine électorale : à l’élection présidentielle de 2018, Recep Tayyip Erdogan y avait réuni près de 90 % des suffrages, un record.
Assesseurs kurdes agressés
« Le local ne servait pas qu’à des fins religieuses », s’est défendue une représentante du consul de Turquie en France dans les colonnes du Progrès de Lyon, une justification qui fait bondir la députée Renaissance de la 13e circonscription du Rhône Sarah Tanzilli. « Si ce local ne servait pas “qu’à des fins religieuses”, c’est bien qu’il y servait au moins quelquefois. Or, la loi séparatisme est explicite : c’est formellement prohibé. Par ailleurs, l’agglomération lyonnaise compte pléthore de salles de réunion à louer. Il est manifeste que celle du Ditib a été choisie en toute connaissance de cause. » Jeudi 11 mai, la parlementaire a signalé les faits au procureur de la République de Lyon au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale qui prévoit que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République ».
Mme Tanzilli évoquait également la violente agression perpétrée contre des assesseurs kurdes en marge des opérations de vote, dans le bureau de Décines. Ce dont témoigne Tuna Altinel, qui a déposé plainte pour « violences en réunion » de plusieurs observateurs, le dernier jour du vote. Représentant d’un parti de gauche, le mathématicien en poste à l’université de Lyon a été observateur du vote et relève aussi l’emprise religieuse des lieux. « La salle de vote est située à 10 mètres de la mosquée et de l’école coranique. Les sanitaires et la cafétéria sont communs. L’endroit forme un tout, il est faux de prétendre le contraire », affirme celui qui a subi trois mois d’incarcération en 2019 en Turquie, et deux ans d’interdiction de sortie du territoire pour son opposition au président Erdogan.
La confusion présumée entre association cultuelle et lieu de vote fait l’objet d’une double procédure auprès du tribunal administratif de Lyon, pour « violation de la loi de 1905 sur la laïcité », entraînant une « atteinte au droit de vote ». « La loi de 1905 interdit des opérations de vote pour des élections françaises ou étrangères dans un local servant habituellement à l’exercice du culte, et même dans les dépendances d’une association cultuelle. Le texte est d’une clarté limpide », soutient Me Thomas Benages. L’avocat a déposé un référé liberté, enregistré vendredi 19 mai au matin par le tribunal administratif de Lyon, ainsi qu’un référé dit « mesures utiles », pour demander au tribunal d’exiger de la préfecture qu’elle interdise le second tour des élections turques à Décines.
Par Antoine Albertini et Richard Schittly dans Le Monde du 19 mai 2023.