Le parti kémaliste, CHP, est le vainqueur incontesté du scrutin de dimanche : il progresse dans les grandes villes qu’il détenait déjà, dont Istanbul, Ankara ou Izmir, et prend des bastions de l’AKP dans la région de la mer Noire ou en Anatolie.
Le Monde, le 1er avril 2024, par Nicolas Bourcier
La victoire est sans appel et le résultat historique. Moins d’un an après avoir reconduit Recep Tayyip Erdogan et sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), à la tête du pays, la Turquie a imposé, dimanche 31 mars, aux municipales, une sévère défaite à la majorité présidentielle.
Des dizaines de villes ont changé de main au profit du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), grand vainqueur de la soirée. Istanbul, Ankara, Izmir, Bursa et Antalya, les cinq plus grandes agglomérations du pays, ont largement voté pour la formation créée par Mustafa Kemal Atatürk il y a un peu plus d’un siècle.
Le maire sortant d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, a recueilli plus d’un million de voix de plus que son adversaire, obtenant 51 % des suffrages contre 39 %. Des bastions de l’AKP ont basculé dans l’opposition comme Üsküdar, Gaziosmanpasa et Bayrampasa. Près de vingt-six arrondissements sur les trente-neuf que compte la capitale économique du pays ont été remportés par le CHP, soit douze de plus qu’en 2019. Du jamais-vu depuis un demi-siècle.
Partout ailleurs, le parti kémaliste a augmenté ses gains, renversant même des places fortes du pouvoir dans la région de la Mer noire et du centre anatolien. Même la ville d’Adiyaman, dirigée depuis des années par l’AKP et durement frappée par le tremblement de terre de 2013, a placé le candidat du CHP très largement en tête du scrutin.
« Un message clair à ceux qui dirigent ce pays »
Surtout, le mouvement kémaliste est devenu, selon une moyenne des votes, la première formation du pays, coiffant, avec 37,5 % des voix, l’AKP de près deux points. Le succès est d’autant plus impressionnant que le CHP n’avait quasiment plus dépassé les 25 % depuis deux décennies. Au point où le président turc a concédé, peu avant minuit, à Ankara, au siège de son parti et devant une foule inhabituellement silencieuse, que ces résultats constituaient « non pas une fin, mais un tournant » pour son camp, ajoutant que « malheureusement, nous n’avons pas obtenu les résultats que nous souhaitions ».
De la part de M. Erdogan, peu porté à faire acte de contrition, une telle posture n’est pas anodine. A l’évidence, elle signe un cinglant désaveu pour le chef de l’Etat qui avait jeté tout son poids dans la campagne, en particulier à Istanbul, sa ville de naissance, où il avait même participé à cinq meetings en deux jours, la veille du scrutin.
Dès les premiers résultats connus, des rassemblements se sont spontanément formés dans de nombreuses villes du pays. A Sarigazi, sur la rive asiatique d’Istanbul, des dizaines de personnes ont scandé « Erdogan démission ». La nouvelle maire d’Üsküdar, Sinem Dedetas, a lancé devant ses fidèles que les électeurs avaient littéralement « puni l’AKP ».
Partout, des klaxons ont retenti en signe de victoire dans les quartiers. Des jeunes à scooter ont agité des drapeaux avec le sigle rouge du CHP. Dans la capitale, Ankara, une foule compacte de plusieurs milliers de personnes s’est rassemblée dans le jardin de la municipalité pour écouter le maire très largement réélu, Mansur Yavas. « Ceux qui ont été ignorés ont envoyé un message clair à ceux qui dirigent ce pays », a-t-il lancé devant un auditoire en liesse.
Refréner tout « esprit de vengeance »
Au siège du parti, le président du CHP, Özgür Özel, la voix cassée par trois mois de mobilisation, a, lui, tenu un long et solennel discours. « Ce vote est un tournant pour tout le monde et tous les partis. Notre peuple a livré un message clair. Nous savons aujourd’hui que la Turquie n’acceptera plus d’être un Etat de non droit, a-t-il lancé. Les nombreuses victoires dans les villes sont la preuve que malgré tous les bâtons dans les roues que nous a posés le pouvoir, nos maires ont bien travaillé et montré que leurs villes étaient entre de bonnes mains. »
Appelant les militants à rester calmes et à refréner tout « esprit de vengeance », il a insisté sur le fait que « malgré l’absence d’alliance [avec d’autres partis de l’opposition], nous avons vaincu » : « Nous sommes un parti de démocrates, un parti social-démocrate, un parti avec des démocrates conservateurs, kurdes et nationalistes. Tous, nous pouvons voter ensemble et cette élection est le premier pas des victoires qui s’annoncent pour les années à venir. » Dehors, devant les militants et sous les applaudissements, il a ajouté que le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, avait su gagner « contre le président et tous les ministres, tous venus faire campagne pour aider leur candidat AKP ».
Au QG du CHP de l’arrondissement de Fatih, sur la rive européenne du Bosphore, où le candidat Mahir Polat est venu inquiéter ce fief traditionnel AKP, plusieurs militants ont comparé ce vote à celui de 1989, l’année où le scrutin municipal avait entraîné la chute du premier ministre, Turgut Özal. Sur les plateaux télévisés et les réseaux sociaux, les commentaires n’ont pas plus tardé. Pour le politiste Foti Benlisoy, « le CHP a construit une hégémonie absolue dans le camp de l’opposition ». Même son de cloche pour Bekir Agirdir de l’hebdomadaire Oksijen pour qui « l’AKP n’est plus un parti de masse ».
Le journaliste Kemal Can a expliqué, dans un léger bémol, que « cela serait trop précipité de ne voir dans ces résultats qu’une consécration du travail de l’opposition » et qu’il « faut attendre pour affiner les analyses ». « Ce qui apparaît dans l’immédiat, souligne-t-il, est davantage une désaffection des électeurs de l’AKP. » Une tendance observée depuis plusieurs mois et qui s’est soldée par le départ du parti de près de 200 000 adhérents.
Quelques jours avant le scrutin, le journaliste Murat Yetkin avait écrit sur son blog, en évoquant l’importance que recouvrait la bataille de la mairie d’Istanbul : « Si Imamoglu gagne malgré tous les obstacles, le pays se réveillera dans la matinée du 1er avril avec un environnement complètement différent et de nouveaux équilibres politiques. » D’autant plus que toutes les plus grandes villes du pays ont voté à l’unisson.