Dans la mégapole de seize millions d’habitants, la plus riche du pays, le scrutin oppose le maire sortant CHP au candidat de l’AKP, le parti au pouvoir, dans une atmosphère pesante.
Le Monde, le 20 mars 2024, par Nicolas Bourcier
Difficile d’imaginer plus banale que cette rue commerçante Alemdag caddesi, à Ümraniye, sur la rive asiatique d’Istanbul : mêmes bruits, mêmes échoppes que dans n’importe quelle zone piétonne, même foule vibrante aussi. Et, comme partout ailleurs, les stands des partis politiques ont fait leur apparition avec leurs tentes plus ou moins grandes, chacune portant leurs couleurs et résonnant de leur musique de campagne en vue des élections municipales du 31 mars.
Les affiches géantes du président Recep Tayyip Erdogan au côté des candidats locaux du Parti de la justice et du développement (AKP, la formation islamo-conservatrice, au pouvoir) voisinent avec celles du maire sortant, Ekrem Imamoglu, chef de file du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche). Le principal mouvement de l’opposition présente également ses propres candidats dans les différents arrondissements de la mégapole.
Il règne pourtant une atmosphère pesante. Les regards paraissent las. L’écrivain et journaliste Bekir Agirdir a appelé cela « la fatigue des électeurs » confrontés à une accumulation de scrutins auxquels s’ajoutent les inquiétudes et les difficultés du moment. Depuis 2011, les Turcs ont voté quasiment chaque année sans que rien ne change réellement : le coût toujours plus élevé de la vie n’a eu de cesse de réduire la quantité de nourriture dans les assiettes et de menacer le bien-être des ménages. « Le fossé entre les vrais problèmes du quotidien et l’agenda officiel se creuse de jour en jour », précise encore ce spécialiste des sondages, comme si « le gouvernement poussait la société à se dépolitiser ».
Et puis, il y a cet autoritarisme qui caractérise de plus en plus le pouvoir en place. Le 7 mars, un passant se disant proche du CHP a été arrêté en pleine rue, faubourg de Sirinevler, sur la rive européenne, après avoir critiqué le président devant la caméra d’un youtubeur. Embarqué par la police civile, il a été accusé d’« incitation à la haine ». A Kasimpasa, quartier de naissance de Recep Tayyip Erdogan, ce sont des militants AKP qui ont fait irruption dans le local de campagne du CHP. Le 17 mars, lors d’un meeting du chef de l’Etat à Konya, plusieurs dizaines de personnes se sont retrouvées au poste pour avoir exprimé des critiques sur la politique du gouvernement en matière de formation.
Résultat, l’homme de la rue s’épanche brièvement, sinon rarement, devant les journalistes étrangers. Les prénoms sont à peine murmurés, et encore, après insistance. « Les opposants semblent avoir intégré que la coalition gouvernementale maintiendra sa domination jusqu’aux prochaines élections générales et présidentielles [en 2028], ajoute Bekir Agirdir. Les électeurs du bloc au pouvoir sont, eux, réticents à montrer un quelconque enthousiasme en raison de la situation économique du pays. »
Homme providentiel de l’opposition
A Istanbul, Ekrem Imamoglu n’en finit pas de battre campagne. En juin 2019, il avait déjà créé la surprise en remportant haut la main un scrutin qui s’était joué en deux fois après l’annulation du premier vote, en mars, sur requête de l’AKP. Le parti au pouvoir avait persuadé la Haute Commission électorale de l’annuler, évoquant des « fraudes ». Mal lui en a pris. De 13 500 voix, le candidat CHP avait obtenu plus de 800 000 voix d’avance au deuxième vote, infligeant un revers historique au président et à son parti, alors maîtreabsolu de la place depuis vingt-cinq ans.
Depuis, le maire de la mégapole de 16 millions d’habitants, la plus riche aussi du pays avec un tiers de son produit intérieur brut, apparaît pour beaucoup comme l’homme providentiel de l’opposition. Les procès intentés contre lui, toujours en cours, n’ont rien changé. Les divisions fratricides au sein du CHP après la défaite à la présidentielle de mai 2023, non plus. « Malgré les bâtons dans les roues, les refus de financements du pouvoir central, il a fait montre d’une habilité certaine à conduire les affaires, son ambition a fait le reste, souligne Yasar Aydin, rédacteur en chef du quotidien indépendant BirGün. Imamoglu apparaît comme étant le seul à être resté sur scène en tant qu’acteur de l’opposition contre Erdogan. C’est un match à distance qui préfigure les années à venir. »
D’après les sondages, à prendre avec précaution au regard des erreurs passées,l’édile arrive en tête. La différence avec son adversaire de l’AKP, Murat Kurum, un ancien ministre du logement d’Erdogan, sans réelle expérience du terrain, serait, sur la base d’une trentaine d’enquêtes, de 2,5 points en sa faveur depuis février – soit près de 250 000 électeurs. En matière de circonscriptions, le CHP devancerait ou serait au coude à coude avec l’AKP dans une vingtaine d’arrondissements sur les trente-neuf que compte la mégapole.
« Les quinze derniers jours seront évidemment cruciaux, mais Ekrem Imamoglu est devenu très populaire, affirme Ates Ilyas Bassoy, journaliste et analyste politique. Son éloquence et sa capacité à gouverner semblent dépasser de loin celle de son adversaire. D’autant qu’une part non négligeable des électeurs AKP, que j’estime à 20 %, vote en fonction des travaux et des réalisations effectués, plus que pour le parti. Ils pourraient faire la différence. »
Porte-à-porte, sans relâche
C’est précisément l’avantage que le candidat Imamoglu cherche à obtenir. Sur scène, à l’entrée de la rue commerçante Alemdag, devant un public relativement nombreux pour un jour de semaine et pour un quartier réputé pour son conservatisme, le maire sortant insiste sur son bilan, sur « ces crèches qui n’existaient pas avant son arrivée », « ces lignes de métro supplémentaires », « ces foyers nouveaux pour étudiants ». Il s’attaque à cette atmosphère lourde et ultrapolarisée en dénonçant, sans les nommer, ceux « qui menacent du doigt, ceux qui divisent au lieu de rassembler ».
La voix éraillée, Ekrem Imamoglu recommande à ses soutiens de « protéger les urnes et les votes, de faire appel aux avocats le jour du scrutin ». La mise en garde est devenue habituelle en période préélectorale. A ses côtés, parmi une poignée de candidats du CHP, Sinem Dedetas, proche du maire, espère, elle aussi, créer la surprise dans l’arrondissement voisin, le très conservateur Üsküdar. C’est ici où le « Reis » (le « chef », l’un des surnoms de M. Erdogan) a sa résidence familiale. Ici aussi qu’en 2019 le CHP avait réalisé un score plus élevé que prévu. Aujourd’hui, les enquêtes donnent la candidate à moins d’un point derrière son adversaire AKP.
Mahir Polat, ancien secrétaire général adjoint chargé du patrimoine à la municipalité d’Istanbul, s’attaque, de son côté, à un autre fief traditionnel des islamo-conservateurs, l’arrondissement de Fatih, cœur historique et symbolique de la ville, léché par les eaux noires de la Corne d’or. Le candidat fait du porte-à-porte, sans relâche, jour après jour. Il serre les mains, parle, note avec ses équipes les doléances. A le suivre ainsi, l’accueil paraît plutôt bienveillant. « Les gens voient peu les élus venir chez eux », glisse-t-il.
Depuis trois mois, il sillonne cette gigantesque forteresse électorale de 330 000 habitants. Selon les derniers sondages, il se rapprocherait à 6 points du maire sortant AKP, Ergün Turan. « Fatih est un formidable miroir de la société turque. Or, depuis un quart de siècle, l’AKP dit que tout va bien. Nous, depuis trois mois, on répond que non, tout ne va pas bien. » La pauvreté, les migrants et les questions relatives aux transformations urbaines reviennent en boucle dans les remarques des boutiquiers et des passants.
Samedi 23 mars, ou dimanche 24, le président Erdogan devrait venir à Istanbul pour battre campagne, avec la ferme intention de reprendre la main sur la ville.