En Turquie, des élections municipales se tiennent ce dimanche 31 mars. Entretien avec Aurélien Denizeau, docteur en relations internationales et spécialiste de la Turquie, sur le poids du parti pro-kurde DEM dans le sud-est du pays.
RFI, le 30 mars 2024, par Oriane Verdier
Les Turcs sont invités à se rendre aux urnes ce dimanche 31 mars à l’occasion des élections municipales. Selon les enquêtes d’opinion, Istanbul et Ankara devraient rester aux mains de la principale formation d’opposition, le CHP. Dans les zones sud-est à majorité kurde, le DEM, ancien HDP et troisième force au Parlement, devrait rafler de nombreuses villes. Aurélien Denizeau, docteur en relations internationales et spécialiste de la Turquie, est à Diyarbakir, ville considérée comme la capitale historique et culturelle de la communauté kurde, pour suivre le déroulé du scrutin.
RFI : Dans quel contexte se sont préparées ces élections dans le sud-est de la Turquie ?
Aurélien Denizeau : À Diyarbakir, il y a une domination écrasante en terme électoral du parti pro-kurde. L’ancien HDP qui était menacé d’interdiction et qui est devenu le parti DEM pourrait facilement remporter 60 à 70% des votes à Diyarbakir. Mais il y a toujours le risque que certains de ses maires, une fois élus, soient accusés de complaisance avec le terrorisme par le gouvernement turc, et que ce dernier les relève de leurs fonctions et les remplace par des administrateurs, comme çela a déjà été fait durant la dernière période et ce qui est un vrai motif de colère et d’inquiétude ici.
Ces destitutions récurrentes d’élus du DEM n’ont pas entamé la motivation des électeurs ?
Il y a un sentiment partagé. D’un côté, il y a eu en effet un certain découragement, surtout après l’échec de l’opposition l’année dernière aux élections nationales. Mais quand vous parlez avec les cadres du DEM ou avec des militants, il y a le sentiment que cette fois-ci, ils peuvent réussir à reprendre en main la politique locale. Notamment parce qu’après de longues années, les administrateurs nommés par le gouvernement pour remplacer les maires se sont révélés plutôt incompétents. Il y a une insatisfaction globale de la population à l’égard de ces administrateurs, y compris de la part des électeurs conservateurs qui pourraient voter pour Recep Tayyip Erdogan, mais qui ne sont pas contents de ces gestionnaires locaux. Et donc, il y a l’espoir au sein du DEM que Recep Tayyip Erdogan choisisse de calmer la situation en laissant cette fois les maires élus en place.
Le DEM est-il toujours dans une logique d’alliance au niveau national ?
Les alliances n’ont pas fonctionné. Elles ont même été plutôt contre-productives l’année dernière, et tout le monde en a tiré les leçons. Les nationalistes, les kémalistes, tout comme le DEM. Ces derniers expliquent que plutôt qu’une politique d’alliance qui consistait souvent à faire des concessions idéologiques de tous les côtés et qui était critiquée par leurs électeurs, ils préfèrent que chacun participent maintenant avec son propre parti. Parallèlement, il y a des rumeurs, un sentiment général, selon lequel le DEM se positionnerait en arbitre et négocierait à la fois avec Recep Tayyip Erdogan et avec l’opposition kemaliste pour essayer d’obtenir le plus d’avantages possibles.
La région du sud-est a été en partie frappée par un séisme dévastateur il y a un peu plus d’un an. Est-ce que cela a un effet sur les élections ?
Il est assez compliqué de calculer exactement les conséquences du séisme. Il semble qu’il n’y en ait pas eu énormément aux élections nationales dernières. C’est assez compliqué pour plusieurs raisons. La première raison, c’est que beaucoup de personnes qui auraient pu en parler – des universitaires, des politiques – ne sont plus sur place, se sont déplacées. La deuxième raison, c’est que si des manipulations sont faites à la faveur du relogement, elles sont évidemment assez taboues et donc c’est difficile d’en parler. Le problème, c’est que bien souvent ces accusations de relogement s’appuient sur des exemples très localisés. Ça ne veut pas dire que ça n’existe pas, mais il n’y a pas encore d’études empiriques qui permettent de voir jusqu’à quel point cela a pu modifier la démographie des régions.
Ceci dit, ce qu’on constate en tout cas, c’est que globalement, les scores par exemple du parti pro-kurde n’ont pas énormément évolué dans les régions frappées par le séisme. Donc, pour le moment, on n’a pas encore observé un vrai changement sur la carte électorale. Si des relogements, des remplacements ont été faits, ils ont peut-être permis par exemple au parti de Recep Tayyip Erdogan de gagner en effet des avantages en termes de vote, mais dans ce cas à l’échelle vraiment micro, sans qu’on en observe encore les effets au niveau macro.
Une responsable du DEM m’expliquait qu’il n’y avait pas de gros changements d’électeurs à Diyarbakir par exemple, mais que dans certains petits villages, le gouvernement avait relogé des familles entières de fonctionnaires, de militaires turcs pour changer la carte électorale. Des changements qui inquiètent évidemment les habitants concernés. Ce processus de relogement a commencé après les affrontements de 2015 entre l’armée turque et le PKK. Il a continué avec l’arrivée des Syriens également fuyant la guerre. Mais évidemment, c’est une politique qui a gagné en intensité avec le séisme.
Ce dimanche, jour d’élection, quelles sont les principales variables que vous allez observer ?
Au niveau régional, dans le sud-est, il y a quelques éléments à surveiller. Le premier, c’est bien sûr le score du DEM. Plus il fera un score élevé et plus il y aura de la légitimité pour ses élus et donc une difficulté à les remplacer. Le deuxième élément est le score de Recep Tayyip Erdogan parce qu’il a toujours eu un électorat conservateur dans les régions kurdes. Est-ce qu’il continue à avoir cet électorat ou est-ce qu’il va y avoir un vote sanction contre eux ?
Le troisième élément, un peu moins important mais qui peut être intéressant, est d’observer le score du Hüda Par. Le Hüda Par est le parti kurde islamiste allié à Recep Tayyip Erdoğan. Il est très présent à dire à Diyarbakir aujourd’hui. Pas en termes de vote pour le moment, mais ses affiches et ses militants sont vraiment partout. On a le sentiment que le gouvernement a envoyé ce parti pour récupérer les voix conservatrices. Normalement, c’est un parti qui ne dépasse pas les 1%, mais s’il fait une percée à Diyarbakir, ça voudrait dire que cette stratégie a fonctionné.