1. Le pouvoir politique d’Erdogan contesté sans être affaibli
Le paysage électoral apparu lors des élections présidentielles et législatives des 14 et 28 mai est loin de suggérer que le pouvoir du président Recep Tayyip Erdoğan est incontesté. L’opposition est parvenue à prolonger l’élection présidentielle en imposant, pour la première fois, un second tour et à se réunir derrière Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du Parti Républicain du Peuple (CHP) de tendance social-démocrate, obtenant le résultat honorable de près de 48% des voix. Compte tenu de l’utilisation par Erdoğan de tous les moyens de l’Etat pour faire campagne et de l’hétérogénéité de la coalition de l’opposition, alliant des anciens de la formation ultranationaliste MHP et le mouvement kurde[1], en passant par le CHP et plusieurs figures ex-AKP (Parti de la Justice et du Développement, au pouvoir), dont les partis des anciens ministres Ali Babacan et Ahmet Davutoğlu, ce score était loin d’être acquis. Ajoutons le fait que Erdoğan a, après le référendum de 2017 et les élections de 2019, échoué de s’emparer d’İstanbul et Ankara une troisième fois d’affilée (la troisième ville de Turquie, İzmir, n’ayant quant à elle jamais été gagnée ni par Erdoğan, ni par l’AKP).
Par ailleurs, l’AKP du président Erdoğan a obtenu son pire score aux législatives depuis 2002 avec “seulement” 35% des votes et 268 députés sur 600. L’écart entre les voix obtenues par Erdoğan (49% au premier tour, plus de 52% au second tour) et l’AKP se creuse encore davantage, atteignant 14 points contre dix lors des élections de 2018. Le soutien des 50 députés du Parti de l’Action Nationaliste (MHP), et dans une moindre mesure celui du Nouveau Parti de la Prospérité (YRP), deviennent donc plus indispensable que jamais pour Erdoğan contre les 277 députés de l’opposition. Finalement, l’alliance de gauche radicale, composée du parti pro-kurde (YSP ; 8,82%) et des socialistes (Parti des travailleurs ; 1,73%), parvient à maintenir une délégation parlementaire conséquente de 66 députés (contre 65 en 2018) malgré la répression politique particulièrement dure en leur égard.
Pour autant, la donnée principale des élections turques est la résilience électorale d’Erdoğan et des clivages politiques que son pouvoir a instauré. Si l’AKP a perdu des électeurs, leurs voix ne sont pas allées vers l’opposition mais plutôt vers les partis alliés d’Erdoğan. In fine, l’usure du pouvoir se limite à moins de 3% d’écart entre les scores d’Erdoğan aux premiers tours de 2018 et 2023. Comme l’a résumé Bekir Ağırdır, directeur de KONDA (l’institut de sondage le plus crédible de Turquie), “en nombre absolu et en pourcentages, presque rien n’a changé entre le référendum constitutionnel de 2017, les élections de 2018, les élections municipales de 2019 et les élections de 2023’[2]’ En d’autres termes, un Turc sur deux a voté pour Erdoğan lors de toutes les élections récentes sans que les tremblements de terre ou l’inflation officielle de 43,5% n’aient un impact conséquent.
L’opposition principale incarnée par le CHP et la formation nationaliste séculaire, İYİ Parti, ne réussit pas à séduire au-delà de ses fiefs dans l’Ouest et le littoral Sud de la Turquie. Le CHP de Kılıçdaroğlu a octroyé 35 de ses 169 sièges de députés aux micro-formations d’Ali Babacan et Ahmet Davutoğlu et au Saadet Partisi (héritier du Refah Partisi où Erdoğan a fait ses débuts politiques) précisément dans l’espoir de faire émerger un pôle de centre droit ‘post-Erdoğan’ susceptible d’attirer les électeurs désillusionnés de l’AKP en Anatolie centrale et ailleurs. Ces efforts se révèlent futiles pour reconfigurer les clivages politiques, au-delà de l’équation actuelle de ‘50%+1’ en faveur d’Erdoğan. Les rapports de force actuels tiendront probablement jusqu‘aux élections législatives et présidentielles de 2028, voire se renforceront au profit d’Erdoğan lors des élections municipales de 2024, avec la démoralisation et les conflits de leadership qui se profilent déjà au sein de l’opposition. Pour certains observateurs[3], le vote Erdoğan est motivé par des considérations identitaires qui mènent les électeurs à nier les réalités économiques du pays au profit d’un mythe sur la grandeur et la destinée impériale de la Turquie. Or, si les discours nationalistes et anti-occidentaux prolifèrent dans le pays, les prendre au pied de la lettre évacue les vrais facteurs explicatifs du vote Erdoğan : les intérêts matériels et la quête de statut socio-économique.
2. Un socle électoral acquis
Comme le montrent les politologues Berk Esen et Şebnem Gümüşçü, le tournant autoritaire en Turquie s’explique par la redistribution partisane[4]. Depuis 2002, les succès électoraux d’Erdoğan ont reposé sur une coalition trans-classes. Celle-ci se compose des nouvelles élites économiques qui se sont enrichies sous l’AKP notamment avec les marchés publics[5], mais aussi les habitants de certains quartiers populaires des centres urbains et des petites villes d’Anatolie qui dépendent des revenus de transfert distribués de manière discrétionnaire et biaisée par les autorités. Ces deux groupes d’acteurs sont unis par un récit incarné par Erdoğan et que l’opposition n’est pour le moment pas parvenu à déconstruire : celui d’avoir été marginalisés par une bourgeoisie (de leur point de vue) auto-orientalisante, depuis les débuts de la République en 1923. Au lieu de les éloigner du pouvoir en place, les chocs économiques peuvent rendre ces acteurs encore plus dépendants d’Erdoğan et de l’AKP. La possibilité d’alternance peut elle-même être une source d’anxiété économique car elle pourrait mener à une réallocation des ressources au détriment des partisans du pouvoir en place.
Le dispositif de redistribution partisane bénéficiait, lors des deux premiers mandats de l’AKP (2002-2011), d’une conjoncture globale très favorable et des flux d’investissements étrangers importants. Depuis la crise de 2008 cependant, la difficulté d’attirer les investissements étrangers a conduit le gouvernement central d’intervenir de plus en plus directement sur les marchés afin de récompenser ses soutiens. L’ébranlement de l’indépendance de la banque centrale et, en parallèle, la baisse des taux directeurs et l’inflation sont la manifestation la plus emblématique d’un phénomène plus large[6]. Malgré l’effondrement du lira et la paupérisation de la population, le gouvernement continue de disposer de leviers d’intervention économique discrétionnaire et n’hésite pas à les utiliser, principalement au profit de ses partisans mais aussi d’un public plus large (augmentations répétées du salaire minimum lors de l’année des élections, nationalisation des factures de gaz naturel des ménages pour le mois d’avril…). Il est important de noter que, contrairement aux crises précédentes auxquelles la Turquie a été confrontée, notamment celle de 2001, l’ordre libéral international est fragile et le gouvernement turc dispose de marges d’autonomie importantes que ce soit grâce aux capitaux du Golfe, de la Chine mais aussi de la Russie[7]. Si la nomination de Mehmet Şimşek[8] au poste du ministre des finances au nouveau cabinet peut indiquer que certains des aspects les plus hétérodoxes de la politique économique turque seront infléchis, il n’y aura vraisemblablement pas de ‘retour à la normale’.
3. Une relation avec l’UE à revoir
L’économie politique et le système gouvernemental turc ont évolué dans le même contexte que l’UE, marqué par la déstabilisation de l’ordre libéral international, le recul de la démocratie et l’essor du protectionnisme, qui permettent à « l’autoritarisme compétitif[9] » de se maintenir et se consolider. La compréhension de ce phénomène doit conduire à un changement de logiciel dans les relations entre l’UE et la Turquie. Ce changement ne doit pas se faire au profit d’une vision transactionnelle, car celle-ci est insoutenable non seulement sur le plan moral mais aussi sur le plan pratique. L’accord sur les migrants de février 2016, par exemple, est parvenu à temporairement fermer la route des Balkans occidentaux sans toutefois proposer de solution pérenne. Cet accord a exposé l’UE au risque de pressions par Ankara et endommagé la réputation de l’UE, auprès de l’opinion publique en Turquie et ailleurs[10]. A défaut de toute perspective réaliste d’adhésion dans le futur prévisible, la question difficile que les dirigeants européens doivent se poser est de savoir quelle sera la méthode pour faire survivre une coopération institutionnalisée entre l’UE et la Turquie dans une conjoncture globale qui diffère profondément des années 1990 et 2000. Si la nouvelle Communauté Politique Européenne pourra avoir une importance toute particulière à cet égard, cette initiative suscite pour l’instant peu d’interêt en Turquie. Erdoğan a été le seul leader absent du dernier sommet du 1er Juin en Moldavie qui, hormis quelques lignes dans la presse pro-Erdoğan interprétant cet événement comme une démonstration de force contre la Russie[11], a été très peu commenté dans les médias turques de gouvernement comme d’opposition.
Tableau. Rapports de force au Parlement Turc (600 sièges)
Supposant qu’elles resteront cohésives, ce qui est loin d’être certain, l’opposition parlementaire se décline en deux ‘alliances’ politiques. D’une part, ‘l’Alliance de la Nation’ alliant le CHP et le İYİ Parti. D’autre part, ‘l’Alliance du Travail et de la Liberté’, alliant le YSP et le TİP.
Quant au bloc pro-Erdoğan, ‘l’Alliance du Peuple’, elle se compose de l’AKP, le MHP et le YRP. Ce tableau récapitulatif prend uniquement en compte les partis qui sont entrés aux élections avec leurs propres listes, et exclut donc plusieurs petites formations qui se sont représentés principalement des listes de CHP mais aussi de l’AKP et du YSP.
Salih Işık Bora Doctorant au CERI, Sciences.Po Paris
ICI pour la version originale de cet article sur le Blog de l’Institut Jacques Delors publié le 6 juin 2023
Notes
[1] Le soutien du mouvement kurde était un point particulièrement polémique de la campagne. L’AKP et le MHP accusaient l’opposition d’être ‘soutenue par les terroristes’, tandis que le CHP et le İYİ Parti tenaient une position équilibriste sans officiellement admettre ou nier ce soutien.
[2] Ağırdır, Bekir ‘Seçmen tercihini belirlemede bireysel değil ortak hayata dair kaygılar baskın oldu’, 27 Mai (2023), T24
[3] Akyol, Mustafa. « Erdogan triumphed by vowing to Make Turkey Great Again.” 17 Mai (2023) The Washington Post. https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/05/17/erdogan-elections-populist-message-opposition/
[4]Esen, Berk, et Şebnem Gümüşçü. “Why Did Turkish Democracy Collapse? A Political Economy Account of AKP’s Authoritarianism.” Party Politics 27, no. 6 (2021): 1075–1091.
[5]Gürakar, Esra Çeviker. Politics of Favoritism in Public Procurement in Turkey: Reconfigurations of Dependency Networks in the AKP Era. New York: Palgrave Macmillan, 2016.
[6]Apaydın, Fulya and Mehmet Kerem Çoban. “The political consequences of dependent financialization: capital flows, crisis and the authoritarian turn in Turkey.” Review of International Political Economy 30, no.3 (2022): 1046-1072
[7]Öniş, Ziya, et Mustafa Kutlay. “The Anatomy of Turkey’s New Heterodox Crisis: The Interplay of Domestic Politics and Global Dynamics.” Turkish Studies 22, no. 5 (2021): 499–529.
[8] Şimşek est ancien économiste en chef de Merrill Lynch pour l’Europe émergente, le Moyen-Orient et l’Afrique, ministre des finances (2009-2015) et vice-premier ministre (2015-2018). Il avait précédemment quitté le cabinet devant l’insistance d’Erdoğan sur la poursuite des baisses des taux d’intérêts. Si sa longévité est incertaine, son retour envoie tout de même un signal fort aux marchés.
[9] Contrairement aux régimes autoritaires pures, « l’autoritarisme compétitif » ’ se réfère à des régimes où les élections compétitives coexistent avec l’ébranlement de l’état de droit et les autres mécanismes démocratiques. La Turquie est donc davantage comparée à la Thaïlande ou à la Hongrie qu’à la Russie par exemple.
Esen, Berk et Şebnem Gümüşçü “Rising Competitive Authoritarianism in Turkey.” Third World Quarterly 37, no 9 (2016): 1581-1606
[10]Koenig, Nicole. “The EU’s external migration policy: towards win-win partnerships”. Institut Delors. Policy Paper. 6 Avril (2017). https://www.institutdelors.eu/wp-content/uploads/2020/08/externalmigrationpolicy-nkoenig-jdib-april17-2.pdf
[11] “Moldova’da Putin’e karşı gövde gösterisi: Bir tek Erdoğan katılmadı”, 2 Juin (2023) Yeni Şafak. D’autres quotidiens pro-gouvernementaux ont repris, en grande partie, copié l’article à l’identique.