Le Parti démocratique des peuples (HDP), parti prokurde de Turquie, a indiqué mercredi qu’il ne présenterait pas de candidat à l’élection présidentielle du 14 mai prochain. Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), et spécialiste de la Turquie, analyse l’impact de cette décision « capitale » de la troisième force politique du pays. France 24 rapporte du 25 mars 2023.
Mercredi, le Parti démocratique des peuples (HDP), parti prokurde, a indiqué qu’il ne présenterait pas de candidat à l’élection présidentielle turque – dont le premier tour est prévu le 14 mai prochain. Il apporte ainsi un soutien tacite au candidat de l’alliance de l’opposition face au président sortant Recep Tayyip Erdogan, candidat à sa réélection. « La Turquie a besoin de réconciliation, pas de conflit », a lancé la coprésidente de ce parti, Pervin Buldan, disant vouloir mettre fin au « règne » du président Erdogan.
L’alliance de l’opposition, appelée « Table des six », est constituée des six principaux partis d’opposition. Son candidat à la présidentielle est Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste).
Avec un score de 8,4 % lors de la dernière élection présidentielle et de plus de 11 % lors des élections législatives, le HDP constitue aujourd’hui la troisième force politique de Turquie. Après la tentative de coup d’État de juillet 2016, le HDP affirme que 26 000 de ses militants et sympathisants ont été incarcérés. Son ancien dirigeant, Selahattin Demirtas, est lui emprisonné depuis novembre 2016 pour « propagande terroriste ».
Pour Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), et spécialiste de la Turquie, la décision du HDP de ne pas présenter de candidat à la présidentielle de cette année est « capitale ».
France 24 : Avec la décision du HDP, le bloc de l’opposition renforce-t-il ses chances face au président turc ?
Didier Billion : La décision du HDP de ne pas présenter de candidat à l’élection présidentielle est capitale car nous savons que le résultat de cette élection va être très serré. Depuis l’annonce de la candidature de Kemal Kiliçdaroglu, il me semble que le résultat va se jouer à peu de choses. Quand un parti comme le HDP, dont l’électorat gravite autour de 10 % (du corps électoral turc, NDLR) à peu près, ne présente pas de candidat, c’est tout à fait décisif et capital pour la coalition de la Table des six.
Cela étant, à l’intérieur de la coalition, il y a un parti, l’Iyi Parti (le « Bon Parti », en français), issu de l’extrême droite nationaliste. Certains députés et personnalités de ce parti sont très nationalistes et voient d’un assez mauvais œil cet appui indirect du HDP. Tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à d’hypothétiques concessions sur la question kurde est un problème pour eux.
C’est là que se trouve la difficulté. Le HDP est un parti marqué très prokurde, et cela peut induire des turbulences à l’intérieur même de la coalition des six partis. Peut-être, par exemple, que des nationalistes qui s’apprêtaient à voter pour M. Kiliçdaroglu vont se raviser, considérant qu’il est trop soutenu par le HDP…
Le fait que le HDP ne présente pas de candidat ne veut pas mécaniquement dire « 10 % de plus pour M. Kiliçdaroglu ».
Comment votent les Kurdes dans la Turquie de Recep Tayyip Erdogan ?
Il serait erroné de penser que, comme un seul homme, l’électorat kurde vote pour le HDP. Les Kurdes sont divisés. Ils ne sont pas tous derrière le HDP, même si une bonne partie d’entre eux votent pour lui. Dans la « zone kurde » (dans l’est et le sud-est de la Turquie, NDLR), on constate que cet électorat se divise entre le HDP et l’AKP (Parti de la justice et du développement, formation du président Erdogan).
Ceux qui votent pour le HDP veulent faire valoir des revendications identitaires, culturelles, linguistiques propres aux Kurdes. D’autres Kurdes, très pieux et conservateurs, vote eux pour l’AKP. Dans cette région de la Turquie, les autres partis, dont le CHP, n’ont quasiment aucune voix.
Qu’est-ce que la minorité kurde attend de cette élection ?
Si l’on schématise, les Kurdes qui soutiennent habituellement le HDP s’inscrivent dans une logique de transformation de la société, avec l’objectif de pouvoir bénéficier d’une forme de décentralisation des décisions, mais ils ne réclament pas l’indépendance ou l’autonomie. Ils revendiquent la possibilité de pratiquer leur langue ou de se réapproprier leur culture, qui n’est pas tout à fait identique à celle des Turcs.
Le HDP joue très bien la séquence actuelle. Ils ont déclaré qu’ils ne présentaient pas de candidat, et qu’ils n’avaient aucune revendication, par exemple concernant d’éventuels postes. C’est vraiment au nom du « tout sauf Erdogan ». Ils ne sont redevables de rien, mais les autres, s’ils sont élus, seront redevables du HDP.
Dans cette élection, la « question kurde » dépasse-t-elle la zone kurde du sud-est du pays ?
40 %, peut-être même 50 % des Kurdes de Turquie ne vivent plus dans l’est ou le sud-est du pays. Certains ont émigré vers les grandes métropoles turques (Ankara, Istanbul, Izmir) ou sont partis à l’étranger (en France, en Allemagne…). La population kurde n’est plus concentrée uniquement dans l’est et le sud-est de la Turquie. Ces hommes et ces femmes, citoyens turcs d’origine kurde vivant dans ces grandes métropoles ou à l’étranger, ne raisonnent pas exactement comme ceux qui sont restés dans leur ville d’origine.
Il y a une forme d’évolution, de déclinaison de leur perception d’appartenir au peuple kurde qui s’est modifiée. Ils ne vivent pas dans les mêmes endroits et le quotidien n’est pas le même. Il est donc très compliqué de parler des Kurdes de manière générale et de ce qu’ils attendent de cette élection. Être Kurde n’est pas une catégorie politique. Être kurde induit un rapport à la vie politique, à la société, à l’État turc. Cela dépend de chacun.