Après les résultats serrés obtenus dimanche par Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kiliçdaroglu au premier tour de la présidentielle turque, la période de l’entre-deux tours s’annonce dangereuse face à la menace financière et au risque de violence et de surenchère nationaliste. Par Le Monde du 15 mai 2023.
C’est peu de dire que la Turquie se trouve à un moment crucial de son histoire, alors que l’homme qui règne sans partage sur le pays depuis près de deux décennies semble ne plus être le leader incontesté dans les urnes. Evénement inédit depuis son arrivée au pouvoir, en 2014, Recep Tayyip Erdogan ne l’emporte pas au premier tour de la présidentielle, organisé dimanche 14 mai, comme il a fini par l’admettre après avoir tenté de se proclamer vainqueur.
Au terme du dépouillement de 98,31 % des urnes, le chef de l’Etat sortant obtient 49,4 % de voix, contre 45 % à l’opposant Kemal Kiliçdaroglu. La perspective d’un second tour, le 28 mai, alors que l’écart final entre les deux candidats s’annonce serré et que la situation financière du pays est fortement dégradée, ouvre une période de lourde incertitude et de tensions potentielles pour la démocratie turque, dont l’avenir et l’orientation sont scrutés dans le contexte de la montée des tensions géopolitiques et de la guerre en Ukraine.
Alors que la population est durement frappée par l’inflation et par les conséquences du séisme meurtrier de février, M. Erdogan résiste mieux que ne l’avaient prédit les sondages, tandis que son opposant Kiliçdaroglu accomplit une percée remarquable qui fait vaciller le tout-puissant « reis », mais s’avère insuffisante pour le déboulonner au premier tour.
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En dépit de la situation monétaire catastrophique, les positions du président sont loin de s’effondrer, notamment dans le scrutin législatif organisé en même temps que la présidentielle. Même dans les provinces du sud-est du pays touchées par le tremblement de terre, sa gestion désastreuse pèse sur son score sans pour autant bouleverser l’élection. De son côté, Kemal Kiliçdaroglu pourrait avoir fait l’objet de la réticence de l’électorat conservateur sunnite à voter pour un alévi kurde.
Un pays coupé en deux
La première grande question posée pour le second tour concerne l’attitude des électeurs de Sinan Ogan, le troisième candidat en lice dimanche 14 mai qui, en prônant l’expulsion des 3,6 millions de réfugiés syriens vivant en Turquie, a recueilli 5,3 % de voix désormais déterminantes. En affirmant qu’il ne donnerait pas de consigne de vote, M. Ogan alourdit les incertitudes qui pèsent sur le second tour.
Les deux semaines de l’entre-deux-tours s’annoncent dangereuses au moins sur deux plans. Financier d’abord, car cette attente n’a rien pour plaire aux investisseurs échaudés par la politique de baisse des taux d’intérêt menée par M. Erdogan, qui se traduit par la dépréciation continue de la livre turque, encore confirmée au lendemain du premier tour. Second point d’attention, le danger de surenchère nationaliste et de violence est lui aussi particulièrement marqué dans un pays coupé en deux parties quasi égales, sur des positions politiques diamétralement opposées, et dont chacune peut espérer voir gagner son champion.
Le taux exceptionnel de participation au premier tour (88 %), signe de bonne santé démocratique, ne peut masquer les risques multiples de la période qui s’ouvre, pour une Turquie à la croisée des chemins sur le plan intérieur, mais aussi pour sa place dans un environnement international où elle joue un rôle crucial. Si le risque d’un « troisième tour » financier existe en cas de poursuite de la politique monétaire actuelle, c’est d’abord sur son aptitude à la transparence et à l’honnêteté d’un scrutin démocratique que le pays, en pleine dérive autoritaire, est attendu. Y compris sur sa capacité à admettre et à gérer une éventuelle alternance politique.