À un mois du scrutin, Recep Tayyip Erdogan est donné perdant dans les sondages. Si elle gagne, l’opposition «ne fera aucune concession sur la défense des intérêts turcs» et les sources de tension avec l’Europe, avertit toutefois le chercheur Didier Billion. Par Eloi Passot dans Le Figaro du 16 avril 2023.
LE FIGARO.- À un mois de l’élection présidentielle en Turquie, Recep Tayyip Erdogan est donné perdant dans les sondages face à Kemal Kiliçdaroglu. Est-ce sa fin annoncée à la tête du pays ?
Didier BILLION -. Tous les sondages récents donnent Kemal Kiliçdaroglu gagnant. Mais faut-il croire les sondages ? Pour l’emporter, Kiliçdaroglu et ses alliés doivent entretenir la dynamique politique qu’ils ont créée. Ils y parviennent, pour le moment. Mais je reste prudent sur l’issue du scrutin.
Qui est Kemal Kiliçdaroglu, l’opposant principal d’Erdogan ?
Kiliçdaroglu est le secrétaire général du premier parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), qu’on peut qualifier de centre gauche et qui a été fondé par Mustafa Kemal Atatürk lui-même en 1923. Sous ses airs de «Gandhi turc», comme disent les médias, de modéré presque mou qui ne paie pas de mine, Kiliçdaroglu est un homme de conviction qu’il ne faut pas sous-estimer. Sans faire d’esclandres, il a fait évoluer le logiciel politique kémaliste du CHP, notamment sur la laïcité. En effet, le CHP a longtemps dénoncé une islamisation de la Turquie, à laquelle il opposait la vision très stricte d’Atatürk, assénée comme un dogme. Les plus radicaux prônaient, par exemple, l’interdiction du voile dans l’espace public. Avec Kiliçdaroglu, rien de tel : il y a désormais des femmes voilées au CHP. Seconde caractéristique, il se bat depuis des décennies pour les libertés démocratiques. Par exemple, après la tentative de coup d’État de juillet 2016, Kiliçdaroglu a clairement soutenu le pouvoir en place face aux putschistes, mais il a aussi condamné vigoureusement les très nombreuses arrestations arbitraires. Il défend également la liberté de la presse, aujourd’hui largement contrôlée ou censurée par le pouvoir.
Comment Kiliçdaroglu est-il parvenu à prendre la tête d’une alliance d’opposition suffisamment puissante pour défier Erdogan ?
Après plus d’un an de négociations, une alliance composite de six partis, nommée «la Table des Six», s’est constituée. Les deux principaux partis de cette coalition sont le CHP de centre gauche de Kiliçdaroglu et le Bon Parti, issu de l’extrême droite, aujourd’hui de centre droit. Quatre autres petits partis s’y agglomèrent avec, à leur tête, d’anciens ministres d’Erdogan et non des moindres : son ancien ministre de l’Économie et responsable des questions européennes, Ali Babacan, et son ancien ministre des Affaires étrangères puis premier ministre, Ahmet Davutoglu. Accoucher d’un accord entre des formations politiques issues d’horizons aussi divers n’a pas été simple. Mais tous veulent rétablir un régime parlementaire et en finir avec le régime présidentialiste d’Erdogan qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs depuis le référendum de 2017. C’est l’alpha et l’oméga, le fondement de cette alliance pour le moins composite. Elle a désigné un candidat commun en la personne de Kemal Kiliçdaroglu. Ses chances de victoire ont considérablement augmenté lorsque le Parti démocratique des peuples (HDP), le parti kurde, qui est en quelque sorte le faiseur de roi de cette élection avec 10 à 12% du corps électoral, a renoncé à présenter un candidat et a appelé à battre Erdogan. Ce n’est pas un ralliement, mais le message est clair : il faut voter Kiliçdaroglu.
Ne pensez-vous pas qu’enterrer trop vite Erdogan serait une erreur ?
Erdogan est réellement affaibli pour deux raisons. Premièrement, la situation économique est catastrophique. Les chiffres varient selon les expertises, mais on peut considérer que le taux d’inflation est de 100% en Turquie. Les temps sont rudes pour les classes moyennes et surtout pour les classes populaires. Des amis journalistes ou universitaires, qui ne sont pourtant pas les plus à plaindre, me témoignent de la difficulté des fins de mois. Deuxièmement, une part importante de l’opinion turque aspire à davantage de libertés et ne supporte plus Erdogan. Son agressivité, l’ordre moral étouffant qu’il cherche à imposer et ses philippiques contre ses voisins ont fini par lasser. Les séismes n’ont pas arrangé les choses : l’opinion a découvert que l’administration avait délivré des permis de construire pour des bâtiments qui ne respectaient pas les normes sismiques. Pour autant, sous-estimer Erdogan serait une grave erreur. Il est un adversaire redoutable dans une campagne électorale. Son parti est une machine politique parfaitement rodée, qui dispose d’importants financements, d’une base électorale solide et de relais d’influence déterminants dans la majorité des médias.
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Les relations entre l’Union européenne et la Turquie achoppent régulièrement sur le partage des eaux en Méditerranée orientale, ou le chantage migratoire. Faut-il s’attendre à des évolutions si Kiliçdaroglu l’emporte ?
La relation changerait beaucoup sur la forme, mais probablement pas sur le fond. Je m’explique. Erdogan est un partenaire pour le moins difficile. Avec lui, la négociation diplomatique est terrible, c’est chantage et coups de gueule. Si la coalition de la table des six l’emporte, la relation s’apaisera. Or, en diplomatie, on sait l’importance d’une parole apaisée pour surmonter des obstacles. Mais sur le fond, il ne faut pas se faire d’illusions. La Table des Six, à l’instar de la totalité des formations politiques turques – à l’exception du HDP – est souverainiste : sur la défense des intérêts nationaux, ils ne feront aucune concession. C’est vrai pour la question migratoire, comme pour les eaux territoriales en Méditerranée, même si Kiliçdaroglu appelle depuis des années à rétablir le dialogue avec Bachar el-Assad, notamment sur la question des migrants. Je note toutefois une différence de fond avec Erdogan : dans une interview récente, Kiliçdaroglu déclare que l’Otan est l’alliance principale de la Turquie. Il réaffirme l’appartenance de la Turquie au camp occidental.
La question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne pourrait-elle revenir à l’ordre du jour en cas de défaite d’Erdogan ?
Encore une fois, avec Kiliçdaroglu, c’est d’abord dans le cadre de l’Otan que se jouerait la collaboration, toujours ambiguë, entre l’Occident et la Turquie. Dans une interview récente, il affirme vouloir examiner positivement la question de l’adhésion de la Finlande – c’est chose faite depuis – et de la Suède à l’alliance militaire. Mais la question de l’entrée dans l’Union européenne est un non-sujet anachronique, un serpent de mer. Je l’affirme d’autant plus librement que je suis moi-même partisan de cette entrée de la Turquie dans l’UE. J’ai écrit des livres et animé des colloques et des conférences sur ce thème il y a plusieurs années. Mais force est de constater que cette entrée n’est plus à l’ordre du jour, ni à Ankara, ni à Bruxelles. Pour autant, la Table des Six au pouvoir entraînerait certainement une refondation de la relation entre l’Europe et la Turquie, fondée sur le rétablissement d’un échange dépassionné sur des sujets économiques, diplomatiques ou stratégiques d’intérêt commun.
Vous insistez sur l’Otan. Qu’est-ce que la chute d’Erdogan changerait dans les liens entre Ankara et Moscou, alors qu’une guerre, à laquelle l’Otan participe indirectement, fait rage depuis plus d’un an en Ukraine ?
Sur l’Ukraine, je ne crois pas à un revirement majeur : Kiliçdaroglu, comme Erdogan, maintiendra le dialogue avec Poutine. Je ne vois qu’un point sur lequel des changements seraient possibles : les sanctions contre la Russie. La Turquie d’Erdogan, comme de nombreux pays à l’ONU, condamne l’agression russe, mais n’applique pas les sanctions. Les pressions du camp occidental pourraient peut-être changer la donne.
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Peut-on espérer des avancées sur la question arménienne, agressée par l’Azerbaïdjan à qui la Turquie fournit des armes ?
La réponse est la même. Concernant l’Arménie, Kiliçdaroglu aura sans doute une attitude moins brutale, mais il continuera à entretenir de bonnes relations avec Aliev (le président azéri, dont l’armée a attaqué l’enclave arménienne du Haut-Karabakh, ndlr). Cependant, Il y a aujourd’hui des contacts entre responsables turcs et arméniens. L’arrivée d’une nouvelle équipe pourrait peut-être accélérer ce processus, pour avancer vers une reprise des relations. Mais ne soyons pas trop optimistes.