A l’approche de l’élection présidentielle du 14 mai, le maire de la ville est une figure marquante de l’opposition à l’actuel chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan. En cas de victoire de son camp, M. Imamoglu serait vice-président, mais beaucoup l’imaginent un jour à la tête du pays. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 17 avril 2023.
Pour un homme condamné à deux ans et sept mois de prison par la justice turque en décembre 2022 pour « insulte envers une haute autorité de l’Etat », Ekrem Imamoglu a l’air de se porter comme un charme. Devant un public toujours plus nombreux, le maire d’Istanbul sillonne le pays depuis des semaines avec l’aisance d’un coureur de fond. L’élection présidentielle est prévue le 14 mai, et cet élu de 52 ans se donnerait même des airs de candidat thaumaturge, prêt à guérir une Turquie frappée par la crise, par un séisme dévastateur et par la dérive autoritaire de son dirigeant, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis vingt ans et décidé à y rester.
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Partout, les bras se tendent, les mains saluent, on embrasse Ekrem Imamoglu. A Bursa, il lance « à la fin, tout ira très bien », en écho à son slogan de campagne de 2019, l’année où il a ravi Istanbul au Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du président Erdogan. A Kastamonu, ville conservatrice située sur les hauteurs de la mer Noire, on se presse pour voir cette étoile montante du Parti républicain du peuple (CHP), fondé jadis par Mustafa Kemal Atatürk. Lui, d’un ton égal, presque solennel : « De grandes choses se produiront en 2023. » Nouveaux applaudissements.
A Kirklareli, la foule, massive pour la taille de cette petite ville de Thrace, l’acclame lorsqu’il clame du haut de son bus de campagne, aux côtés de son épouse : « Nous avons décidé d’entrer dans l’histoire avec vous ! » Les mots fusent avec une jubilation qui ne manque pas de panache. Il convoque la liberté et la démocratie, l’emploi et les jeunes, la justice, les droits des femmes, les violences domestiques aussi et les ravages du tremblement de terre.
Avec force, Ekrem Imamoglu fait applaudir Kemal Kiliçdaroglu, le président du CHP, désigné à la tête de la coalition d’opposition pour affronter Erdogan, mais également Meral Aksener, l’égérie et l’alliée de la droite nationaliste, dont le soutien ne lui a jamais fait défaut. Il salue aussi volontiers le maire d’Ankara, le très droitier Mansur Yavas.
Tous sont embarqués dans cette croisade visant à déboulonner M. Erdogan. Et puis, il y a cette petite musique qui monte à chacune de ses apparitions, où l’on entend, ici et là, des « Ekrem baskan ! », un appel en forme d’injonction qui, littéralement, signifie « maire Ekrem ! », tout en sous-entendant « Ekrem président ! »
Ligne de crête
Dans un paradoxe qui en dit long sur le cours tortueux de la politique turque, l’élu le plus populaire du pays, le seul à même de battre M. Erdogan – et de loin, selon tous les sondages –, brûle les planches non pas pour lui-même, mais pour un autre, du fait de sa condamnation. Malgré cela, il s’est placé en pleine lumière, tel un joker du CHP, galvanisant d’un coup la campagne de l’opposition. Nul ne sait à quel point la pilule a été dure à avaler pour celui que beaucoup voyaient déjà au plus haut. On le décrit ambitieux et, à le voir s’activer ainsi, on comprend mieux pourquoi les autorités ont tout entrepris pour lui couper les ailes et miner sa candidature.
Ekrem Imamoglu a fait appel. Des proches ont poussé à ce qu’il reprenne le flambeau et qu’il porte les couleurs de l’opposition, au risque même d’une rupture avec le président du parti, bien décidé à aller jusqu’au bout. Mais même ses avocats et plusieurs hauts dirigeants du CHP affirment à mots couverts n’avoir pas voulu prendre le risque d’exposer leur poulain à une décision de magistrats dont on ne connaît ni l’agenda ni le degré de dépendance à l’égard du pouvoir. L’incarcération du chef de file de l’opposition aurait créé un vide dans lequel le candidat Erdogan se serait engouffré.
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Alors, Ekrem Imamoglu creuse son sillon sur une ligne de crête. Après la désignation du candidat Kiliçdaroglu, le 10 mars, il accepte un rôle de futur vice-président en cas de victoire. « Il pousse les limites, confie une de ses proches. Il l’a toujours fait dans le passé et avec ce style si particulier qui lui a plutôt réussi, en tout cas jusqu’à maintenant. »
D’évidence, l’élu d’Istanbul a démontré qu’avec une forme d’assurance tranquille, un ton optimiste et bienveillant – attitude plutôt rare chez ses collègues politiciens –, on pouvait s’imposer tout en déjouant les plans adverses. Plus que les coups d’éclat, ce qui frappe chez ce « leader naturel », comme le qualifie une de ses biographes, Sirin Mine Kiliç, c’est l’apparente maîtrise d’une situation qui porte pourtant en elle de multiples fragilités.
Dès les débuts de son ascension, les médias ont souligné les parallèles entre M. Imamoglu et l’actuel chef de l’Etat. Comme M. Erdogan, dont la famille pieuse et conservatrice est issue de la région de la mer Noire, M. Imamoglu est né, en 1970, près de Trabzon, dans un milieu traditionnel et nationaliste. Son père, dont le patronyme se traduit par « fils de l’imam », est entrepreneur du bâtiment, sa mère travaille la terre, et le grand-père est un vétéran de la guerre d’indépendance, aux côtés d’Atatürk.
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Comme M. Erdogan, le jeune garçon est un passionné de football, sport qu’il pratiquera en semi-professionnel. Lui aussi suit les cours coraniques, apprenant à lire le livre saint durant les classes d’été, avant même l’école primaire. Une aptitude que le CHP, son parti, ne manquera pas de mettre en avant, des années plus tard, pour séduire l’électorat le plus conservateur. Lui s’en défend. « J’ai reçu à la fois une bonne éducation et une éducation religieuse, confie-t-il au Monde, lors d’un échange de courriels. Je ne m’en suis jamais caché. Toutefois, je suis une personne qui vit sa foi en elle-même, et je ne l’utilise pas comme un outil politique. » Sous-entendu : à la différence du pouvoir en place.
Succès total
A Trabzon, il s’inscrit un an à la branche jeunesse du Parti de la mère patrie (ANAP), une formation de la droite libérale. Lorsque ses parents s’installent à Istanbul, à la fin des années 1980, il obtient un diplôme en administration des affaires. C’est à l’université, dira-t-il par la suite, qu’il s’est ouvert aux idées plus progressistes et démocratiques. Il gérera ensuite un restaurant spécialisé dans les köfte, les boulettes de viande, avant de diriger l’entreprise de construction familiale, Imamoglu Insaat. Jeune homme d’affaires, il devient membre, de 2002 à 2003, du conseil d’administration de Trabzonspor, le club de football de sa ville natale, l’un des plus puissants du pays.
L’époque est à l’AKP. Recep Tayyip Erdogan, ancien maire d’Istanbul, incarcéré quatre mois pour avoir récité un poème islamo-nationaliste, est élu premier ministre. Ekrem Imamoglu, lui, choisit le CHP, le principal parti d’opposition, dont l’éventail politique va de la droite nationaliste et libérale au centre-gauche. « Je suis ataturkiste convaincu, profondément républicain et social-démocrate, dit-il. Mon choix était évident : il fallait lutter contre les injustices et contre cette politique d’appropriation des biens et des droits que le parti au pouvoir a exercée au niveau le plus local, jusque dans notre quartier. »
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En 2009, il se serait bien vu candidat à la mairie de Beylikdüzü, un arrondissement paisible de la rive occidentale d’Istanbul, où ses parents ont acquis un terrain. Le parti ne retient pas sa candidature, mais le place à la tête du district. Il se fait remarquer par son militantisme auprès des jeunes et des femmes, rénove des écoles, multiplie les prestations sociales et culturelles. Au référendum constitutionnel de 2010, voulu par M. Erdogan, Beylikdüzü est le seul district d’Istanbul à voter contre. Aux municipales de 2014, M. Imamoglu est désigné et remporte la mairie d’arrondissement.
Lorsque le CHP annonce sa candidature pour l’élection municipale d’Istanbul de 2019, bien des voix s’élèvent contre ce novice encore inconnu du grand public. Mais, très vite, ses apparitions publiques balaient les réticences. Avec un calme à toute épreuve, il a sa stratégie face aux ténors de l’AKP : ne pas mépriser leur base, au contraire même, l’embrasser. Son directeur de campagne, Ates Ilyas Bassoy, dira peu après la victoire : « Nous avions deux règles simples, ignorer Erdogan et aimer ceux qui aiment Erdogan. »
Le succès est total. Le 31 mars 2019, M. Imamoglu remporte l’élection avec 14 000 voix d’avance. Inacceptable pour les hommes forts d’Ankara, qui invoquent des malversations et font rejouer le scrutin. Mal leur en prend. Le 23 juin, l’impétrant de Beylikdüzü défait le candidat AKP avec 800 000 voix d’écart. C’est une claque pour ce président convaincu que « celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie ». A un journaliste qui lui demande s’il pourrait être le prochain président du pays, le vainqueur répond en souriant : « Dieu sait ! »
« La présidentielle d’après »
Une fois en place, il se rend à Diyarbakir, afin de soutenir le maire local qui, comme deux autres élus kurdes de la région, a été démis de ses fonctions et poursuivi en justice, accusé d’activités « terroristes ». A Istanbul, il déclare qu’il mettra fin aux subventions des confréries religieuses. Sa cote de popularité ne cesse de monter. Adulé des kémalo-nationalistes, respecté par les islamistes et décrit comme consensuel par les Kurdes, ne coche-t-il pas toutes les cases du rassembleur ?
A la mairie, les équipes doivent s’activer pour contourner les obstructions quasi systématiques de la majorité AKP du conseil municipal. Ankara veut à tout prix empêcher l’apparition à Istanbul d’un Etat dans l’Etat. « Dès l’élection d’Imamoglu, le gouvernement s’est comporté comme si la ville ne faisait plus partie de la Turquie, se souvient Selçuk Sariyar, maire adjoint, élu CHP de l’arrondissement de Besiktas. Jusqu’à ce jour, aucune banque publique ne nous a accordé de prêt. Nous avons dû contracter des crédits auprès de banques étrangères ! »
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Si son ascension semble irrésistible, le maire n’est pas exempt de critiques. Lorsqu’une partie de la ville est touchée par une inondation, à l’été 2019, il est en vacances et y reste.Un jour, à Trabzon, devant des personnes qui l’accusent d’être « grec », il rétorque qu’il est lui aussi fidèle « au drapeau, à la démocratie, à Atatürk et à Topal Osman », une célébrité locale, connue surtout pour ses massacres d’Arméniens, de Grecs pontiques et de Kurdes alévis, dans les années 1920.
Et puis, il y a son voyage très médiatisé dans la ville deRize, en mai 2022, sur les terres même de M. Erdogan, le jour de l’Aïd-el-Fitr, qui met fin au jeûne du ramadan. L’image est presque trop parfaite.Alors que les ténors du CHP tentent d’imposer à la coalition de l’opposition la candidature de Kemal Kiliçdaroglu, moins haut dans les sondages, bien moins charismatique, mais plus expérimenté, Ekrem Imamoglu parade sur les rives de la mer Noire avec deux journalistes particulièrement décriés. Certains, à gauche, s’étranglent. Lui, présentera ses excuses un peu plus tard.
« C’est un électron libre, un gros bosseur qui s’entoure aussi bien de nationalistes de droite que de collaborateurs de gauche, dit Deniz K., une ancienne proche et employée de la mairie. Il est à l’image de son parti, une sorte de continuité d’un même système et, même s’il se ménage une certaine marge de manœuvre, il ne fait rien contre Kiliçdaroglu. En clair, il se prépare pour la présidentielle d’après, en 2028.»
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Le matin même du séisme du 6 février, Ekrem Imamoglu a envoyé près de 300 secouristes à Antioche, à peine deux heures après l’annonce de la première secousse. Le lendemain, plus de 800 personnes et 275 véhicules venus d’Istanbul sont sur place. Dépêché sur les lieux, il a tenté avec ses mots de réconforter les survivants. Il leur a assuré : « Nous vaincrons ensemble. » Une phrase reprise, depuis, à chacune de ses apparitions.