Ekrem Imamoglu, l’espoir écroué de la démocratie turque / Killian Cogan/LIBERATION

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Libération le 20 mars 2025

Déjà accablé par une batterie d’enquêtes judiciaires aux motifs farfelus, le maire d’Istanbul, principal rival du président Erdogan, a été arrêté mercredi 19 mars. Ce qui pourrait mettre fin à sa carrière politique ou l’ériger en martyr.

Beaucoup voyaient en lui le prochain président de Turquie. A 53 ans, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, incarnait l’espoir d’une alternance politique et d’un retour à l’Etat de droit. Soit un rival redoutable au président, Recep Tayyip Erdogan, qui met aujourd’hui en œuvre tous les moyens à sa disposition pour le neutraliser : dans la matinée du mercredi 19 mars, la police turque a arrêté le maire d’opposition, qui fait l’objet de deux investigations, l’une pour «soutien à l’organisation terroriste PKK», l’autre pour «corruption».

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A l’instar d’une dizaine de maires d’opposition à travers le pays, Ekrem Imamoglu risque désormais d’être destitué et remplacé par un «kayyum», un administrateur nommé directement par le pouvoir. Son arrestation intervient quelques jours avant la tenue d’une primaire, prévue ce dimanche 23 mars, au sein de sa formation politique, le Parti républicain du peuple (CHP), à l’issue de laquelle il devait officiellement être désigné candidat à la prochaine élection présidentielle, prévue pour 2028. La veille de son interpellation, dans une autre manœuvre du pouvoir pour entraver sa candidature, l’université d’Istanbul avait révoqué son diplôme universitaire, indispensable pour se présenter aux élections en Turquie.

Figure de l’opposition

Celui qui représente sans doute la figure politique le plus populaire du pays cumulait déjà une batterie d’accusations, toutes plus absurdes les unes que les autres. On lui reproche ainsi d’avoir mis un coup de pied à la tombe du sultan Mehmed II, d’avoir «insulté» les autorités électorales, ou encore d’avoir «menacé» le procureur général d’Istanbul. Sous le coup de cinq enquêtes judiciaires différentes, l’édile encourt indépendamment de ses nouveaux actes d’accusation jusqu’à vingt-cinq ans d’emprisonnement.

Un acharnement judiciaire à la mesure de la menace qu’il représente pour le régime d’Erdogan. Car, alors que la popularité du reis s’étiole inexorablement dans un contexte de crise inflationniste qui persiste malgré une politique monétaire plus restrictive initiée il y a presque deux ans, le maire d’Istanbul est sans conteste la figure de l’opposition la plus à même de le détrôner.

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Issu d’une famille musulmane pieuse de la mer Noire, Ekrem Imamoglu a fait fortune dans l’entreprise familiale de BTP avant de se lancer en politique. Il rejoint le Parti républicain du peuple, laïc et kémaliste, en 2008 et se faire élire à la mairie du district de Beylikdüzü, dans la périphérie ouest d’Istanbul en 2014. Cinq ans plus tard, en 2019, il brigue celle de la mégapole turque, et met fin à quinze ans de gouvernance du Parti justice et développement (AKP) d’Erdogan. Un revers que le pouvoir islamo-nationaliste ne digère pas. Par le biais du Haut Comité électoral (YSK), le gouvernement invalide alors le scrutin et réorganise les élections. Ekrem Imamoglu, qui avait gagné à 13 000 voix d’écart au premier tour, s’en tire cette fois-ci avec 800 000 voix d’avance face au candidat AKP.

Pluralisme et apaisement

L’édile remporte les élections en partie grâce à une posture électorale inclusive qui tranche avec la ligne de son parti, héritier de Mustafa Kemal, considéré par de nombreux électeurs religieux comme intransigeant et laïcard. Ekrem Imamoglu adopte un discours d’apaisement vis-à-vis des classes populaires pieuses, ainsi qu’à l’égard des Kurdes et de la minorité alévie, tout en conservant le soutien de la base kémaliste de son parti.

Le maire va même jusqu’à mettre en scène sa piété en s’affichant avec sa mère qui porte le foulard, ou encore en participant à des dîners de rupture du jeûne pendant le mois de ramadan. Il parvient ainsi à transcender les clivages traditionnels de la société turque, et attire un certain nombre d’électeurs de l’AKP mécontents de la crise économique. Le pluralisme et l’apaisement affiché par Ekrem Imamoglu expliquent en partie son succès. Mais il n’en demeure pas moins un tribun coutumier des discours exaltés à qui il arrive parfois de perdre son sang-froid. Comme après l’annulation du premier scrutin en 2019 par le Haut Conseil électoral, sont il qualifie les membres «d’idiots», s’attirant l’une des nombreuses enquêtes judiciaires, toujours en cours.

Popularité grandissante

Près d’un an après la défaite de son parti (CHP) à l’élection présidentielle de mai 2023, Ekrem Imamoglu rempile à Istanbul, avec 51,21 % des voix face au candidat AKP. Tandis que la crise économique s’aggrave, le maire de la plus grande ville turque profite de son deuxième mandat pour accroître sa popularité en multipliant les programmes sociaux : il ouvre une centaine de crèches, propose des repas à environ un euro, développe les réseaux de transports publics et permet aux femmes ayant des enfants en bas âge d’en bénéficier gratuitement.

Mercredi 19 mars au soir, des partisans de l’opposant se sont rassemblés devant la mairie malgré les interdictions de manifester.

Ironie du sort, en instiguant l’arrestation de son rival, Recep Tayyip Erdogan pourrait le renforcer d’autant plus. On ne saurait l’oublier, alors maire d’Istanbul en 1998, l’actuel président avait lui-même été incarcéré par la vieille garde kémaliste qui l’accusait alors d’avoir récité un poème islamiste. Son aura en avait été décuplée, propulsant son ascension politique.

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