Série « Turquie, la République à l’heure des choix » Épisode 4/4 : Economie : la pauvreté dans la croissance. Pour écouter l’émission sur France Culture du 5 mai 2023.
En un an, les prix auraient grimpé de plus de 60% en Turquie selon les chiffres officiels, 110% selon des indépendants. Alors que la croissance avait permis au président Erdogan de s’attirer les faveurs de larges pans de la population, les déboires économiques actuels pourraient signer sa chute.
- Deniz Unal Économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii)
- Ahmet Insel Professeur retraité de l’université de Galatasaray à Istanbul, éditeur
- Işil Erdinc Enseignante chercheuse dans le département des sciences sociales et des sciences du travail de l’Université libre de Bruxelles
En pleine campagne électorale, la Turquie connaît des difficultés économiques sans précédent et une inflation record : entre 65 à 112% selon les sources selon qu’elles soient officielles ou indépendantes. Depuis 2018, la valeur de la livre turque a été divisée par trois et surtout, quatre millions de Turcs sont passés sous le seuil de pauvreté en 2022.
Pourtant, l’AKP, le parti de la Justice et du Développement, a obtenu sa popularité dans les années 2000 en enrayant la crise économique et en développant un modèle de réussite politico-économique adossé à un accès à la consommation et au crédit. Entre 2003 et 2012, le revenu turc moyen par habitant a été multiplié par 2,5 et le dynamisme de la croissance a permis de faire émerger une classe moyenne élargie, devenue le socle électoral de la domination d’Erdogan.
Malgré la crise, le PIB turc ne fléchit pas pour autant puisque le pays affiche une croissance insolente de 5,6% en 2022. Mais cette croissance en trompe l’œil n’est plus suffisante pour convaincre l’électorat, de plus en plus sensible au discours de Kemal Kiliçdaroglu, le candidat de l’opposition, qui promet de remettre la Turquie à flots sur le plan économique.
Comment expliquer ce paradoxe de l’économie turque, entre méga-projets d’infrastructures, promotion immobilière florissante et paupérisation à grande échelle ? Pourquoi Recep Tayyip Erdogan s’entête-t-il à occulter le problème de l’inflation, quitte à maquiller les statistiques à ce sujet ? Et enfin, comment les acteurs de l’économie, patronat, syndicats, réagissent-ils face aux ratés du modèle de développement institué par l’AKP depuis son arrivée au pouvoir ?
Julie Gacon reçoit Deniz Ünal, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) ainsi que Ahmet Insel, professeur retraité de l’université Galatasaray, éditeur.
Selon Ahmet Insel, les mesures économiques décidées par Erdogan juste avant les élections ont tout du populisme : “Gratuité de la livraison de gaz, titularisation de 400000 contractuels de la fonction publique, ces dépenses décidées dans l’urgence visent à récupérer une partie de l’électorat populaire en compensant les pertes importantes de pouvoir d’achat générées par l’inflation. C’est d’autant plus dangereux que les conséquences budgétaires ne se verront qu’après les élections.”
“Les chiffres officiels ne sont pas transparents et les économistes indépendants sont inquiétés depuis la loi contre la désinformation votée par l’AKP en 2022” explique Deniz Ünal.
Pour aller plus loin :
- Ahmet Insel est co-auteur avec Pierre-Yves Hénin du livre « Le national-capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie » paru aux éditions Bleu autour en 2021.
Avec Işil Erdinc, enseignante chercheuse dans le département des sciences sociales et des sciences du travail de l’Université libre de Bruxelles.
En mai 2019, 118 ouvrières de Flormar, une filiale d’Yves Rocher, ont été licenciées par leur employeur pour avoir voulu adhérer à un syndicat. Mobilisées pendant un an, elles ont fini par obtenir gain de cause sur certaines de leurs revendications. Loin d’être représentatif, ce cas est plutôt une exception dans un paysage social turc complètement atone malgré une misère sociale qui ne fait que gonfler.
Işil Erdinc estime que l’augmentation dans les années 2000 des taux de syndicalisation est largement un trompe-l’œil : “Si les taux ont doublé dans certains secteurs, c’est principalement en faveur des syndicats favorables à l’AKP. Les confédérations syndicales plus contestataires comme la DISK, sont stigmatisées et réprimées.”
Pour aller plus loin :
- Işil Erdinc est l’auteure de plusieurs articles sur les syndicats ouvriers en Turquie et d’un livre intitulé “Syndicats et politique en Turquie. Les ressorts sociaux du pouvoir de l’AKP” publié aux Éditions Dalloz en 2018.